Quel est l’auteur des Fragments du dernier voyage de La Pérouse (1797) ?
Hubert
Arvengas, dans une plaquette intitulée L’exploration et le
mystérieux naufrage de Lapérouse et distribuée en 1941 pour la
commémoration du bicentenaire dans les écoles du Tarn, écrit :
« Quelques-uns [des rescapés de l’expédition] restèrent sur le
rivage [de Vanikoro] où ils menèrent encore quelque temps une vie
misérable : c’est la thèse à laquelle se ralliait
Jacques de Cambry, savant antiquaire breton, dans ses Fragmens du
dernier voyage de La Pérouse, curieuse et rarissime brochure
éditée à Quimper en 1800. L’auteur mourut persuadé que
Lapérouse et trois ou quatre de ses compagnons avaient survécu dans
l’île [de Vanikoro] après le terrible naufrage, jusqu ‘en
1794. »Telle serait donc la thèse que professait Cambry,
auteur d’un Voyage dans le Finistère paru en 1797 :
Lapérouse aurait préféré les sauvages aux furies sanglantes de
Robespierre.
Deux
éditions originales : l’une à la B. N. avec inscription
« Cambry au citoyen Grégoire » et l’autre au Service
historique de la Marine
Trois
éditions : 1) par John Dunmore, 1987, 2 vol., fac -simile
et trad. en, anglais, 500 exemplaires, Canberra ; 2) XVIIIe
siècle, n°22, 1990, p.195-236, par Jacques Gurry ; 3) par
Tugdual de Kerros, Un singulier prisonnier de guerre anglais,
Watkin Tench, avec Fragmens du dernier voyage de Lapérouse,
2008, chez l’auteur, 12, rue ar Pussou 29120 Combrit
(l’édition
la plus riche).
Bibliographie :
article de J. Gurry dans XVIIIe siècle, n°23, et article
se mon condisciple de la rue d’Ulm et ami Jean Garagnon dans
« French Studies bulletin, a quaterly supplement, »
winter 1995, n°57, P ;9 : « Le Second
Discours de Rousseau et les Fragments du dernier voyage de La
Pérouse (1797) »
Résumé : le major Pipon sur l’Amazon est
fait prisonnier à Quimper et confie le manuscrit qui suit à celui
qui l’a sauvé : ce journal de bord , œuvre de Colignon, a
été dérobé par le major , à Botany Bay , où il accompagnait
W .Tench lors de sa visite à Lapérouse : Tench avait
conduit en Australie le premier convoi de convicts .En
débarquant sur une île inconnue de la côte américaine du
Pacifique en 1788, les hommes de Lapérouse découvrent un peuple
qui a été civilisé il y a une cinquantaine d’années par des
Bretons membres de la conjuration du marquis de Pontcallec contre le
Régent : ces combattants de la liberté se sont échappés et
ont apporté la musique,la danse et les outils utiles aux sauvages.
Lapérouse, nous laisse entendre la note de l’éditeur, a choisi
de vivre parmi eux, pour fuir « loin des fureurs de
Robespierre ».
Auteurs supposés de cette plaquette anonyme : Watkin
Tench (selon John Dunmore) ou Jacques Cambry (selon Gurry)
L’auteur
selon nous : l’ulmien , franc-maçon et botaniste Eloy
Johanneau (1770-1851) et ses canulars.
Il
fait partie avec son frère Alexandre de la première promotion de
l’Ecole normale supérieure de la rue d’Ulm. Ami de Mérimée, de
l’abbé Grégoire, de Lacépède, il fut commissaire pour la
composition de la bibliothèque du district de Blois. Vers 1804, en
rivalité avec Cambry pour le poste, il devient secrétaire
perpétuel de l’Académie celtique qui devient ensuite la
Société des antiquaires de France. Que signifie celtique
dans Académie celtique pour Johanneau ? Le mot fait
allusion à un rite écossais, donc celtique, de la franc-maçonnerie
avec une initiation dans des loges bleues, c’est-à-dire
dans le rite écossais, des loges ouvertes aux apprentis, compagnons
et maîtres à l’exclusion des hauts grades dont faisaient partie
les deux frères Eloi et Alexandre Johanneau, -de là le nom
énigmatique de « l’isle bleue » dans la
brochure. .
Johanneaupublie
les Mémoires de ces sociétés « celtiques » et,
de 1806 à 1807, parcourt la France afin d’étudier le druidisme.Il
est nommé censeur impérial de la librairie en 1811, ce qui ne
manque pas de sel lorsqu’on sait qu’il a publié sous le manteau
nombre d’auteurs réputés licencieux (Martial, Pétrone, Catulle,
etc.), censeur royal honoraire en 1814 et conservateur des monuments
d’art des résidences royales en 1830.
En 1800, Johanneau fait paraître un Fragmentum Petronii,
(toujours cet amour des fragments!), tiré à 100
exemplaires, assez mal imprimés (par son frère Alexandre).
Son frère Alexandre et Eloi lui-même veulent faire endosser la
responsabilité de ce texte à un rival espagnol, l’abbé Marchéna
avec lequel ils sont en conflit pour une question de palimpseste
wisigoth,, afin de lui faire refuser sa demande d’aider financière
au gouvernement espagnol. En 1858, le 20 décembre, un incendie à
Paris, rue du Pot de Fer (librairie Lenormand , encore appeplée
Rainouard) détruit tous les précieux volumes des deux frères
Johanneau. Eloi meurt à Paris le 24 juillet 1851 et son frère
republie en 1865 le texte de 1800 sur Pétrone, augmenté par ses
soins. Il est très rare, bien qu’il ait été imprimé à 126
exemplaires. .En 1865, Alexandre Johanneau publie encore sous le
voile de l’anonymat De la guerre civile par Marc
Antoine Chalvet, suivi de l’examen d’une autre version de Pétrone
par Galaup de Chasteuil, édité par M. Herbert, 50 pages
(toujours ces très petits tirages !) . La guerre civile est un
poème extrait du Satiricon de Pétrone.Dernière pirouette
d’Alexandre : il met la traduction très licencieuse de Galaup
de Chasteuil sous le nom du janséniste Chalvet à la B.N. ,
particulièrement chaste. Joaquim Alvarez Barrientos a édité un
livre de 148 pages sous le nom de l’infortuné Marchéna,
Fragmentum Petronii , Madrid, 2007, ce qui montre à quel
point le canular de Johanneau a été habile, puisqu’il « prend
« toujours aux yeux de la gauche adepte de la libératin
sexuelle qui a cru trouver dans le digne abbé un précurseur. .
Enfin il fait paraître en 1806 un Fragmentum Catulli en
mettant aussi cette publication sous le nom de l’abbé Marchena.
Les
indices : la conjuration bretonne pour la liberté
Au
coeur de l’oeuvre, l’auteur nous montre six tombeaux dont le 4e
porte l’inscription
«
Adélaïde de Kervasy, de Vannes ». Or, le château de
Kervasy , aujourd’hui simple ferme avec une porte de style
gothique flamboyant, était situé non loin de Vannes, juste à côté
du moulin de Clidan en Plaudren , et la famille fait partie de la
branche des Malestroit dont le membre qui nous intéresse est le
marquis de Pontcallec, condamné à mort par le Régent en 1720
avec trois autres Bretons pour une révolte nationaliste contre le
gouvernement et contre l’absolutisme royal. Pierre de Kervasy dit
l’aîné, le mari d’Adélaïde, a été plus heureux et a échappé
aux foudres de la justice, obtenant des lettres d’amnistie après,
tant il craignait pour sa vie, s’être fait enterrer une première
fois comme s’il eût été mort : de là, la 5e tombe sans
nom qui est la sienne.
Le
6e tombe porte « Ci-gît un malheureux qui ne veut
pas qu’on le [re]connaisse » : il s’agit du valet du
marquis de Pontcallec qui a trahi les conjurés et s’en est
amèrement repenti. La première tombe porte « Ci-gît Anthoine
Duaffont, charpentier de Brest », la. seconde, « Ci-gît
Léonard Annoyer, musicien, de Paris », la 3e,
« Ci-gît Jacques Loris, menuisier, de Lamballe ». Ce
sont des anagrammes :Antoine Duaffont, charpentier,
anagramme pour Jean Baptiste de Rohan de Poulduc, exécuté
par effigie ; Jacques Loris, pour le chevalier Le
Rouge de Lisle et Léonard Annoyer pour Eloi
Johanneau, l’auteur.
Il
y a beaucoup d’anagrammes dans l’ouvrage : le prince de
Louan pour Johanneau, Nuola et Yahoué pour
Eloi Johanneau, anse des Rochers pour aca (démie)
(J)ohanneau, l’isle d’Yvic pour (aca)démie cel(t)ique .
L’annexe
botanique de la brochure, intitulée L’îsle bleue, est un
autre indice, car Eloy Johanneau, partisan du classement de Linné
comme son ami franc-maçon Lacépède, était un botaniste à la
pointe du progrès des sciences, , spécialiste des sciences
naturelles y compris de l’ornithologie: il a été le fondateur et
le démonstrateur du Jardin des Plantes de Blois. Il a publié
en 1805 une Nouvelle ornithologie d’après la méthode de
Lacépède.
L’actualité
en 1797
1 Le
souvenir du naufrage des Droits de l’Homme
auquel fait allusion l’auteur demeura vivace à Quimper à cause du
major et franc-maçon Elias Pipon qui fut le seul rescapé du
naufrage du navire anglais, l’Amazon, en baie d’Audierne ;
sauvé le 18 janvier 1797, fait prisonnier à Quimper, il est conduit
à Brest pour être renvoyé sans rançon en Angleterre où il arriva
le 7 mars 1797.Il déclara « avoir été traité avec la plus
grande humanité ». « Une série d’infortunes que
je compte faire connaître un jour (ce sera Narrative of the
dredful shipwreck of the Droits de l’Homme….by
Elias Pipon, lieutenant, 63th regiment) m’a jeté sur les
côtes de France après un long combat de l’Amazon contre
les Droits de l’Homme, dans la nuit du 13 au 14 janvier
1797. Prisonnier à Quimper [après le 18 janvier et avant d’être
conduit à Brest], j’ai quelques obligations au citoyen H…
[JoHanneau, qui obtient des frères sa libération immédiate et sans
caution], je lui donne mon manuscrit [censé dérobé à Colignon à
Botany Bay en Australie].Bref, le « matelot »
inventé par Eloi Johanneau recouvre le major Pipon, sauvé grâce à
l’auteur et aux francs-maçons.
2 En
1797, Milet-Mureau fait paraître les Voyages de Lapérouse .
On peut supposer que Johanneau en parle avec son ami Lacépède qui
est parent de Colignon à qui il attribuera le manuscrit.
3
Toujours en 1797, Cambry fait paraître son Voyage au Finistère
Les
allusions historiques et le sens politique de la brochure
Le
complot breton du marquis de Pontcallec a été raconté par
Alexandre Dumas dans son roman Une fille du Régent et par un
historien, Joël Cornette, dans Le marquis et le Régent, une
conspiration bretonne à l’aube des Lumière : le livre
comprend également une étude sur la tradition orale chantée et un
CD. La complainte de Pontcallec, la plus célèbre , a été
recueillie par le comte de La Villemarqué dans Barzaz Breiz.et
le chanteur Gilles Servat en 1972 a popularisé la Mort de
Pontcallec , comme le film de Bertand Tavernier Que la fête
commence. Robespierre est le symbole actualisé du Régent
tyrannique et de ses fureurs homicides. Eloi Johanneau était pro-
girondin et contre Robespierre, alors que Jacques Cambry avait choisi
les Montagnards contre les Girondins : la brochure reflète donc
bien,-prudemment,-les idées fédéralistes.de Johanneau en les
prêtant , pour s’amuser, à Cambry , son rival de l’Académie
celtique, qui était loin de les partager. .
Le
lieu où est censée se passer l’histoire.
L’auteur
nous donne deux indices en évoquant la vague géante de 30 mètres
analogue à celle qui tous les 30 ans déclenche un mini-tsunami dans
la Baie des Français en Alaska, au Port des Français où Lapérouse,
en juin 1786, perdit deux chaloupes et 22 marins (île dite du
Cénotaphe). Aussi, la description de l’animal dont « les
cornes ont cinq pieds [environ 1, 50 mètre !) de séparation »
n’est-il pas, selon moi le gnou du Cap, africain, mais
l’orignal, dont les cornes sont effectivement
séparées par un grand espace et qui vit en Amérique du Nord.
Les
informations que contient cette brochure sur la franc-maçonnerie de
rite écossais ancien et non accepté par le Grand Orient.
Lapérouse avait été initié comme apprenti le 26 juillet, comme
compagnon le 16 août et comme maître le 12 avril 1766 à la loge
maçonnique de Brest de L’heureuse rencontre (article
de Henri Colombié , « Lapérouse, Un philosophe «
en action » dans le numéro 59 du Journal de
bord avec reproduction de l’extrait du registre de la loge
L’heureuse rencontre conservé aux archives de l’évêché
de Quimper, p.5).
La brochure de Johanneau nous apprend le nom des autres frères :
sur la Boussole, Colignon, Fantin de Boutin, Guiraud de
Montarnal, Mel de Saint-Céran, Bernizet, Rollin, Duché de Vancy, de
Paul de Lamanon, et sur l’Astrolabe Boissieux de La
Martinière, le Père Receveur et « deux jeunes élèves »
non nommés par l’auteur, savoir le benjamin de l’expédition,
Law de Lauriston, d’ascendance écossaise, embarqué sur
l’Astrolabe, et du Pac de Bellegarde, né en 1765, membre à
dix ans de l’Ordre de Malte, embarqué sur la Boussole.
L’ordre royal de Saint Andrew (sautoir de couleur bleue) serait à
l’origine du rite écossais. La légende veut que la couleur bleue
de l’habit des frères dans les Loges bleues provienne du
marquis de Pontcallec. Celui-ci, en fuite et pour ne pas être
reconnu, s’habillait comme un paysan breton et portait une
soubreveste bleue sur un gilet blanc.
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