mardi 13 octobre 2015

James Fairbank - The Captain and"The Cannibal"


The Captain and « the Cannibal » de James Fairbank, Yale University Press, 378 pages, Londres, 2015, une biographie scientifique du capitaine Morrell,confirmant selon moi la déclaration de Morrell et le texte de Jacobs concernant Simon Lavo  ,  survivant de l’expédition Lapérouse.

 

Dans le Figaro du 14 avril 2015, on peut lire, sous la plume de Mathilde Golla : « Contrairement à la France et sur la base d’une jurisprudence en place depuis des siècles dans son empire, le Royaume uni autorise et encourage la récupération des biens privés ou publics perdus en mer. » Ceci à propos de la récupération de l’épave du navire britannique City of Cairo coulé en 1942 par un sous-marin allemand, au large de l’actuelle Namibie,avec des centaines de milliers de pièces d’argent qui se trouvaient à 5150 mètres de profondeur. C’est un Britannique, John Kingsford , fondateur de  la société DOS, qui a exécuté  le travail d’archives durant trente ans (pour le naufrage de Lapérouse, l’étude  des archives est faite et dort  dans mon blog sur Lapérouse) , concluant ainsi un accord no cure no pay avec le gouvernement anglais, propriétaire de la marchandise du City of Cairo, 100 tonnes d’argent dans 2182 coffres.  Il disposait d’un sonar, le Mak iX , capable de  produire une imagerie acoustique des fonds sous-marins  jusqu’à 6000 mètres de profondeur,  et d’un robot sous-marin téléguidé ROV(Remote Operated Vehicle), équipé d’un système vidéo,  de capteurs et de puissants bras manipulateurs.  Ils ont pu explorer un champ de 3600 km². L’identification de l’épave se fait toujours sur la base de la cloche frappée au nom du navire, de la vaisselle, de la plaque d’architecte naval ou du chantier, du  lettrage sur la poupe ou la proue. Ralph Barker a consacré à ce naufrage un livre reprenant la phrase célèbre du commandant allemand et intitulé : « Good night, Sorry for sinking you ! » «  Bonne nuit, désolé de vous avoir coulés ! »

La Marine française, comme Big Brother,  veille ! Doit-on dire adieu à la liberté d’opinion et d’expression ?  Il y a une vérité officielle, exprimée par Alain Conan, le  président de l’Association Salomon et de Fortunes de mer, par l’amiral Bellec et par  la télévision d’Etat française. Autant dire qu’on ne saura jamais la vérité sur le naufrage de Lapérouse à Vanikoro.  Il y a bien quelques francs-tireurs comme Jean Guillou (dans Lapérouse … et après,  dernières nouvelles de l’Astrolabe, en particulier le chapitre 11 ; et dans « Sur les pas de Simon Lavo , chirurgien de l’Astrolabe, p. 167-177 et Annexes, p. 497-506 dans Navigateurs d’Eure-et-Loir dans les grandes expéditions des XVIII et XIX e siècles, publication de la Société archéologique d’Eure-et-Loir, 2006)  ou moi-même dans mon  blog, mais qui nous écoute ?

Le Journal de bord d’Albi se contente de faire des comptes rendus d’escales touristiques en Alaska et refuse d’insérer tout texte sur les survivants de l’expédition. Sujet tabou !

Pourquoi ce non-dit sur les survivants éventuels ? C’est que la présence de ces survivants remet en cause tout le scénario officiel du naufrage, avec la présence d’un  bateau de secours construit par les survivants, -si bien que Survivants et Naufrage forment un tout inséparable. Est-il exagéré de dire que, depuis les écrits de Dillon et de Dumont d’Urville, tout ou presque  ce qui a été écrit sur le naufrage doit être impitoyablement congédié ?

Il y avait jusqu’à présent, pour nous,  un seul ouvrage,fort rare,  de Thomas Jefferson Jacobs, édité à New York chez

Harper et frères en 1844 et intitulé : Scenes, incidents and aventures in the Pacific ocean, or The islands of the Australasian seas,during the cruise of clipper Margaret Oakley, , under Captain Benjamin Morrell, clearing up the mystery which has heretofore surrounded this famous expedition,and containing a full account of the explorations of Bidera [Nouvelle-Bretagne], Papua... the manners and the customs of the inhabitants of the islands, and a descriptionof vast regions never before visited by civilized man , mais  beaucoup doutaient, disant :testis unus, testis nullus !

Heureusement  James Fairhead, professeur d’anthropologie sociale en Angleterre, ami de Jean Guillou et cautionné par la prestigieuse université américaine de Yale, vient, en 2015, de faire paraître sous le titre The Captain and «  the Cannibal », Le Capitaine et « le Cannibale »,  une biographie scientifique du capitaine Morrell et du  « cannibale » qu’il avait amené à New York et exposé dans toute l’Amérique dans un « Cannibal Show », Darko, de l’île Nyappa dans la mer Bismarck.  Je m’en vais étudier ci-dessous ce texte capital, surtout du point de vue de la véracité des récits concernant la survie de Simon Lavo ,  chirurgien   de l’expédition Lapérouse.

Chronologie sommaire

1830 :  capture de Darco au cours du 5 é voyage  de Morrell, à Nyapa ;

1830-1834 : séjour de Darko aux USA , exposition dans toute l’Amérique du Cannibal show et entretiens du sauvage avec le linguiste Dwight ;

1831 :John Keeler ,  The south Sea Islanders with a short sketch of captain Morrell’Voyages to the … South pacificOcean, in the shooner Antartic…. to which is added a brief sketch of the sufferings of Leonard shaw in captivity. New York chez Snowden.  Son journal de bord a également paru (Log of Keeler, 1828-1831)

1832 : énorme  succès mondial  du récit de Morrell A narrative of four voyages, de  500 pages ; traduction française immédiate ;

1833 : Abby Jane Morrell, la femme du capitaine, qui voyage avec lui sur le navire,:Narratives of a voyage to Ethiopie and South Atlantic ocean in the years 1829-1830-1831, New York chez Harper and brothers;

1833:  sous le pseudonyme de Jack Halliard , Voyages and Adventures of Jack Halliard, with Captain Morrell.Boston.

1833, deux articles de Dumont d’Urville favorables : « Découvertes du capitaine américain Morrell » et « Observations sur les découvertes du capitaine américain J. Morrel, par M. J. d’Urville » dans le Bulletin de la Société de Géographie de Paris ;

1834 : retour de Darco dans son île

1834 The things as they are de Dwight

1835 Vocabulary of the language of the Uniapa islands, du même Dwight

1835 Dumont  d’Urville , ouvrage favorable à Morrell, Voyage pittoresque autour du monde

1837 Morrell à Londres prononce le nom de La Voo (Lavo), dans une lettre à la Société de géographie de Paris ;

1841 :Revirement de Dumont avec un ouvrage très défavorable à Morrell : Voyage au pôle sud et dans l’Océanie sur les  corvettes  l’Astrolabe

1842 Dumont d’Urville ouvrages très défavorables, Voyages au pole sud et dans l’océanie sur la corvette l’Astrolabe,  vol.I et  2 1844 Publication par Jacobs chez Harper de Scenes où il est parlé de Lavoo, chirurgien de Lapérouse

Ce qui a intéressé James Fairbank, c’est l’espèce d’ « anthropologie inverse » (les mots sont de lui ) à laquelle il se livre à propos de Darco, sauvage de l’âge de la pierre polie ignorant le fer,  transporté  dans une  Amérique qu’il voit d’abord  comme le monde de la mort et de la blancheur . 

 

Les auteurs réels de l’ouvrage de Morrell ,  de celui de  sa femme et de celui de Jacobs. .

Morrell était incapable d’écrire des mémoires, tout comme sa femme. Aussi, après le succès de sa tournée exhibant son sauvage , Darco, l’éditeur new yorkais , les frères Harper, lui trouva-t-il un auteur , savoir Samuel Woodworth qui avait déjà rédigé l’ouvrage prêté » à Reynolds et rédigea en huit mois l’ouvrage destiné  à paraître en 1832, A narrative of four voyages, to the South Sea, north and South Pacific Ocean… Antartic Ocean, from the year 1822 to 1831, Commprising …the Massacre Islands, where thirteen of the author’s crew were massacred and eaten by Cannibals.

Ce fut un succès mondial. Une pièce de théâtre The Cannibals,or Massacre Islands, œuvre de Woodworth , fut jouée à New York au Bowery Theater avec un très durable succès Une traduction française d’ Albert Etienne de Montémont parut immédiatement dans sa prestigieuse collection ,  constituant  le 20e volume de son monumental compendium des voyages les plus célèbres, à côté de Magellan, Dampier,  Bougainville, Cook et Lapérouse… Louis-Philippe en raffolait.

Le même éditeur trouva aussi un autre auteur pour la femme de Morrell , Abby Jane Morrell,Samuel Lorenzo Knapp ,et  en 1833 fit paraître Narrative of a voyage to … south Pacific Ocean, in the years 1829, 1830, 1831.

Quant à l‘ouvrage de Jacobs, il fut composé en collaboration avec le fils de Woodworth, Selim E. Woodworth, tous les deux embarqués sur le Margaret Oakley , et témoins de premier choix, et avec probablement aussi l’aide de Dwight , le linguiste new yorkais.

Je n’insiste pas sur le voyage  de Morrell de 1834 tel que Jacobs le raconte et sur le retour de Darco dans son royaume (voir mon blog sur Lapérouse).J’ajoute quelques précisions intéressantes sur un retour vers l’Europe  qui fut mouvementé.

 Le cargo cult (culte de la cargaison) et son origine avec le voyage de Morrell dans le Pacifique.

Morrell avait garanti son retour aux insulaires, Darco comme Garrygarry,  promesse qu’il ne pourra tenir. Il devait leur apporter une pleine cargaison de cadeaux venant d’Europe en échange de biche –de- mer, de perles et de nacres qu’il leur avait demandé de mettre d e côté pour son retour. Une mystique du retour du dieu appelé le Capo Moro naquit à l’origine de ce qu’on a appelé le cargo cult ou le jonfrumisme , partout où des survivants de l’expédition de Lapérouse ont été en contact avec des sauvages de l’âge de pierre, ne sachant ni écrire ni lire et n’ayant pas de vêtements (voir mon blog sur Lapérouse).

A la recherche de l’or dans l’intérieur de la Papouasie-Nouvelle-Guinée

Paul Rivet s’était attiré des quolibets incrédules lorsqu’il avait parlé de blancs au pays des Papous, appartenant à la même race que nous retrouvons au nord du Japon, les Ainous, aujourd’hui en voie d’extinction par métissage. Or, Morrell ou plutôt Jacobs nous  raconte une expédition à l’intérieur de la Papouasie, dans Ramu Valley,  faite pour tenter de trouver de l’or plutôt que ces cargaisons exotiques dont le capitaine  dut se contenter : nacre, perle, sagou, santal, biche- de- mer,plumes de paradisiers ou en Chine, à l’escale de Canton,  soieries, porcelaines, huile de cajeput ou baume du tigre, aujourd’hui en France remplacé par l’essence de niaouli. Morrell apprit,  chez les Garia,  d’un certain chef  Bivartoo, op .  Cit. ,  p.  242, qu’une race de blancs, aujourd’hui éteinte, avait bâti des cités sur les rives d’un fleuve  dans une grande vallée, la Vallée de Raimu. Ces cités étaient en ruines à l’époque, mais il y avait aussi alors d’énormes animaux avec de grandes dents et des nez mobiles. Ce sont des rhinocéros de Papouasie, dont l’existence est certaine, mais qui n’ont plus été aperçus depuis longtemps et qui sont apparentés aux rhinocéros de Java , à la lèvre inférieure préhensile  (le « nez «  pour les Papous) et avec une petite corne à la lèvre (la « dent » ) .  Etrangement, la randonnée de Morrell laissa dans la grande île le mythe du dieu  Capo Moro (le capitaine Morrell !), en particulier chez les Nuru. Ces derniers racontent que des visiteurs blancs remontèrent la rivière Nuru, qu’ils étaient des esprits, qu’ils parlaient le langage des dieux et qu’ils leur laissèrent des cadeaux qui venaient du monde des morts. Les chercheurs de la moitié du XX è siècle, ignorant l’expédition de Morrell à l’intérieur des terres, furent perplexes  et attribuèrent le récit à une expédition allemande intervenue 50 ans plus tôt, concluant que décidément ces populations avaient du temps une bien pauvre notion, du temps écoulé !

 

Les caisses de  crânes tatoués qui firent scandale à Madagascar

A Madagascar, après le naufrage du Margaret Oakley, les Malgaches  trouvèrent  sur les rivages des caisses pleines de crânes tatoués que Morrell avait mis de côté avec d’autres curiosités comme des casse- têtes pour les vendre à Sydney ou ailleurs aux amateurs qui les prisaient fortement. Mais on crut qu’il les avait tués et dévorés et on lui fit une réputation de pirate et de cannibale.

La campagne organisée contre Morrell par les assureurs du navire et par les propriétaires de sa cargaison, à l’origine de sa mauvaise réputation, p. 270 sqq.

Après le  naufrage de la Margaret Oakley et la perte quasi-totale de sa cargaison, rien ne va plus entre le capitaine américain et les assureurs et armateurs dont les intérêts ont été durement éprouvés.  En janvier 1838, les créanciers de Morrell publièrent,  dans le Boston Daily Advertiser,  une dénonciation de ce qu’ils appelaient ses fraudes. Cette dénonciation en règle fut reproduite dans les journaux américains et devait servir d’avertissement à quiconque serait tenté de faire affaire avec lui. Le but était bien de détruire sa réputation et ils y parvinrent. Le Rhode Island Republican, sous le gros titre « Le Capitaine Benjamin Morrell », commençait ainsi sa diatribe: « Nos  lecteurs se souviennent de lui comme de l’auteur réputé d’un livre qui prétendait être le récit de ses aventures au cours de quatre voyages passés à la chasse aux  phoques, ouvrage qui fut publié il y a un ou deux ans [plus de quatre ans en réalité, en 1832] et fit beaucoup de bruit, à la suite des extraordinaires découvertes qu’il affirmait avoir faites, -bien que nombreuses soient les personnes qui doutent de leur véracité. »

 Les assureurs  insistent sur le fait  qu’à l’île Maurice Morrell avait excité les soupçons des autorités lorsqu’il avait hypothéqué son navire pour payer son radoubage. Ils affirmaient qu’ils étaient incapables de dire ce qu’il avait fait dans le Pacifique et que les régions où il était allé étaient toutes « enveloppées de mystère » ; tout ce qu’ils savaient était qu’il était arrivé à Canton en octobre 1835 avec seulement une valeur d’environ 2000 dollars en écaille et en curiosités négociées avec les insulaires dans une « terra incognita », -un  Eldorado qu’il était seul à connaître.

  Les assureurs  et les propriétaires fournissent ensuite un compte rendu détaillé du voyage final à partir de la Chine et de sa liste interminable d’irrégularités,  y compris le fait que Morrell ait jeté par-dessus bord la partie la plus précieuse de la cargaison, après la rupture de son gouvernail , et le fait qu’il ne les ait pas informés de l’avarie , ainsi que  la longueur de son séjour à Singapour pour y réparer le gouvernail ; le coût des réparations et la vente d’une grande partie de la cargaison pour les financer. Ils n’accordaient aucun crédit à son récit du naufrage à Madagascar  et à ses explications du  si long espace de temps qu’il avait mis à leur rendre compte du naufrage ; aux  raisons pour lesquelles une si petite part de la cargaison aurait pu être sauvée ; ils étaient surpris par le fait qu’il ait récupéré seulement les objets les moins précieux et par sa disparition de Madagascar , comme  par sa décision d’ouvrir et de détruire les documents du subrécargue ; ils  suggéraient que Morrell s’était débrouillé pour se débarrasser rapidement  de sa présence à ses côtés . Ils avaient aussi été profondément indignés par le départ clandestin de Morrell pour Londres, par le fait qu’il avait fait arracher les marques de propriétaire sur certaines parties de la cargaison et par sa tentative de vendre à Londres une cargaison qui ne lui appartenait aucunement. Morrell avait , selon eux, volé aussi bien ses assureurs que les propriétaires du navire durant le voyage de New York au Pacifique et les propriétaires de la cargaison durant le voyage au départ de Canton. Les dernières nouvelles qu’ils  avaient reçu de lui étaient qu’il était en France en train de tenter de persuader le gouvernement qu’il connaissait l’endroit où Lapérouse s’était perdu et qu’il pouvait lui faire connaître l’endroit où vivaient toujours  les descendants de l’infortuné navigateur  sur quelque îlot connu de lui seul.

Les critiques de Fairbank

Fairbank, p. 168, critique les invraisemblances de Morrell et il en cite trois exemples :

1 la visite de l’équipage à une pierre ornée de gravures , empêtrée de lianes grimpantes , dans une région que personne n’a jamais trouvée ; or, il existe un pétroglyphe qui commémore un massacre particulièrement important entre insulaires dans une île de l’amirauté et j’en ai vu une reproduction sur le Net;

2 la chasse au casoar , p. 228,  dans des endroits qui sont aujourd’hui de hautes forêts  et non des plaines herbues ; mais le Casoar de Bennett vit  en Nouvelle-Bretagne , certes d’ordinaire dans des forêts humides , mais certaines de celles-ci ont pu être transformées  par le déboisement et les incendies;

3 la rencontre d’une panthère dans un pays qui n’en a jamais abrité ; mais  le Neofelis diardi , Chat Diard, Diard,ou  Léopard tacheté de Bornéo, -une espèce proche, mais  différente de celle de la panthère nébuleuse de Bornéo peut très bien ne pas avoir été complètement éteinte  à l’époque dans une île.

La réputation de Morrell en France.

Un élément capital du livre pour nous est p.268, la lettre de Morrell  retrouvée au ministère de la Marine par Fairbank et traduite ci-après par mes soins :

Londres, le 20 juin 1837.

A la Société de géographie de Paris

Messieurs,

Ayant été informé qu’une expédition se prépare en ce moment pour un voyage de découverte et d‘étude  vers le pôle sud, et m’étant déjà rendu familier moi-même des mers Antarctiques, de l’Océan Indien, des Mers du Sud, etc.& etc., je vous prie de me laisser offrir mes services au peuple français et m’engager à placer le fier drapeau de la France dix degrés plus près du pôle sud qu’aucun autre drapeau n’a été planté , pourvu que je puisse obtenir le commandement d’un petit schooner de 120 à 150 tonneaux , convenablement monté et équipé. Si la Société veut bien avoir la bonté de communiquer ce qui précède au gouvernement aussi et qu’il soit assez aimable  pour me défrayer de mes frais de voyage sur Paris et de retour, je paraîtrai devant lui dès le reçu des fonds et lui donnerai mes idées et mes plans pour une expédition antarctique.

J’ai aussi à vous informer que durant mon dernier voyage de découverte de l’Océan Pacifique, voyage qui vient juste de se terminer, j’ai découvert de nombreuses îles, havres, récifs  jusqu’ici inconnus du monde civilisé. ; et sur une des îles que j’ai visitées, M. La Voo (le chirurgien des bateaux de Lapérouse) mourut en 1834. J’ai vu aussi deux de ses enfants etc.

Votre réponse sera attendue avec anxiété, car je suis au moment de mettre à la voile vers les Etats-Unis d’Amérique. Je n’ai d’autre moyen de me recommander à vous que de vous reporter aux comptes rendus publiés de mes voyages, lesquels récits furent communiqués au monde en 1832, ayant été  publiés à New York.

Je suis, Messieurs, votre etc.

[Signature] Benj .M.

M. B.  Morrell Jun(ior).

17 Lucas Street, Commercial Road,  Londres.

Cette lettre de 1837 est, chronologiquement, la première apparition du nom de Lavoo sous sa forme autochtone avec 23 o notant la prononciation en [ ou] et la mention chirurgien des bateaux de Lapérouse. A noter que le capitaine, qui n’était pas descendu à terre à Naraga et se fiait à ce que lui avaient raconté Jacobs et Woodworth, seuls à avoir rencontré les enfants de Lavo , et une seule fois,   confond la date de  la mort du père de Darco,un pur papou, en 1834, alors que Darco n’était pas encore de retour dans son royaume insulaire,  avec la date   de la mort de Lavo qui a dû intervenir bien plus tôt, ceci probablement parce que  Jacobs ou  Woodworth lui ont rapporté la mort de Tupi, le père de Darco,  en 1834 , et  q’il a pensé à l’événement le plus intéressant : la mort de Simon Lavo.

  Voici la réponse du ministère de la marine à la Société de géographie de Paris qui  lui avait transmis la lettre de Morrell , lettre qui est la propriété de la Société de géographie de  Paris (Département des cartes et plans) et conservé à la B. N. où il a été découvert par Jean Guillou et repris en partie dans l’intéressant ouvrage de J .-C. Galipaud et V. Jauneau, Au-delà d’un naufrage, Les survivants de l’expédition Lapérouse, p. 232,  Il a la cote MFILM SG COLIS 7 (2202) et s’intitule : « Pierre Daussy s’inquiète du sort de Laveaux et de sa famille, d’après les nouvelles qu’il a reçues d’eux par le capitaine Morrell, 24 juillet 1837 ». Daussy , Boucher et Tupinier (ordre hiérarchique croissant)sont chargés de suivre le dossier au ministère et l’un d’eux a dû contrôler en bibliothèque l’embarquement de Simon Lavo.  

Le gouvernement français a reçu des nouvelles de Lavo, le chirurgien de l’Astrolabe, en 1837.

Ministère de la Marine et des colonies 

Dépôt des cartes et plans    SG colis 7 (2202)

Paris, le 24 juillet 1837

A M. Roux de Rochelle, Président de la Commission orientale de la Société de géographie

J’ai communiqué à M.M. Boucher et Tupinier la lettre ci-jointe écrite par M. Morrell à la Société. Tous les deux  regardent la proposition qu’il fait  de lui donner le commandement d’un bâtiment comme inadmissible, mais ils pensent qu’il serait intéressant  qu’il communiquât au moins ses idées relatives à l’expédition. Ce qu’ils regardent  surtout comme le plus important, c’est la nouvelle relative à M. Lavaux,  et d’envoyer au ministre la lettre de M. Morrel et de répondre à ce dernier que la Société ne peut pas disposer de frais pour son voyage à Paris, mais qu’ils seraient très reconnaissants s’il voulait bien communiquer ses idées relatives à l’expédition au pôle antarctique et des renseignements plus précis sur les enfants de M. Lavaux et sur la position des îles où il les a rencontrés, afin que l’on puisse charger un de nos bâtiments de visiter cette île et de voir s’il n’existerait pas quelques papiers entre les mains des enfants Lavaux. Comme il paraît sensible à l’argent,   peut-être serait-il bon de lui faire pressentir que le décret de la Constituante qui a accordé une somme à celui qui donnerait des nouvelles de La Pérouse ou qui ramènerait quelqu’un ayant fait partie de l’expédition pourrait peut-être lui être appliqué s’il pouvait [faire]constater qu’il existe des enfants de l’un des chirurgiens. Si leur père est mort seulement en 1834, il a dû leur apprendre le français et leur donner des renseignements précieux sur le sort de l’expédition.

Tel est, Monsieur, le résultat de la conversation que j’ai eue avec M. Tupinier. Je pense que l’on ne peut mieux faire que de suivre ces idées. En conséquence, j’ai l’honneur de vous renvoyer la lettre de M. Morrell en vous priant d’agréer l’hommage de ma haute considération, avec laquelle j’ai l’honneur d’être votre dévoué serviteur.

Pierre Daussy   

On remarque qu’aucune allusion à l’Astrolabe n’est faite dans aucun de ces deux documents  et que l’orthographe de Lavo est devenue maintenant Lavaux. Elle deviendra Laveaux , sept ans plus tard,  en 1844, dans l’ouvrage de  Jacobs : « Riger  was first settled by a Frenchman named Laveaux, a surgeon in the exploring squadron of La Perouse », c’est –à- dire «  l’île Riger [aujourd’hui Lavongaïe, autrefois Naraga]  fut d’abord colonisée par un Français  nommé Laveaux, chirurgien de  l’expédition d’exploration de La Pérouse ». « This  island  is sometimes called  the island of  Lavoo »,  p. 103, «   cette île est parfois appelée l’île de Lavoo », Lavongaï. Toujours aucune mention de l’Astrolabe, ni du titre complet  que lui donne l’état général des personnels embarqués : chirurgien ordinaire de la marine. Théodore Dwight  est le seul qui, dans son Vocabulary of the languages of the Uniapa islands, en  1835, fait curieusement allusion à l’Astrolabe (sans la Boussole) de Lapérouse à propos des instruments de musique de l’île, dont la flûte à trois trous lui semble importée de Polynésie ou d’Europe (par Simon Lavo ?).

 L’orthographe du gouvernement français est Lavaux comme sur l’Etat des équipages publié par Millet- Mureau en 1797, facilement consulté à Paris en bibliothèque.

 Jacobs, lui,  orthographie Laveaux, qui semble s’inspirer  du Lavaux du gouvernement français plus que du La Voo du capitaine Morrel.

 En Eure-et-Loir en revanche, la tradition  orthographie Lavo avec un o comme sur son acte de naissance.

La requête de Morrell en 1837 prouve, en tout cas,  que, bien avant la publication de Jacobs en 1844, l’existence de Lavo était connue du ministère et qu’il n’y a pas donné suite. 

 

De qui viennent donc ces renseignements vagues (ils ne précisent pas  qu’il était le médecin de l’Astrolabe) de Morrel d’abord en 1837, puis  de Jacobs en 1844 sur le « chirurgien de Lapérouse « ? Selon Jacobs  ils viennent de « de sources diverses », donc trois ou quatre, selon moi Garrygarry, Darco.  Selim Woodworth,  Théodore Dwight .  

 

 

1 Garrygarry.

Il s’agit d’un pur autochtone originaire de Garonove , Ndrov aujourd’hui(métathèse de na rogo, qui désigne un atoll volcanique avec un lac au centre et qui est un nom d’île  fréquent, cf. Naraga ou Riger ) . C’est un homme entreprenant et bienveillant  , qui  parle la langue véhiculaire qu’on appelle pidgin English (pidjin étant l’altération de bichlamar, du nom  des pêcheurs de cette holothurie appelée biche -de- mer) ; sur le Margaret Oakley , Garrygarry enseigne  cette langue véhiculaire rudimentaire à Jacobs et à Selim Woodworth, les deux jeunes secrétaires de Morrell. Il leur raconte que sur son île se trouve un port de Havana Kapou (grosse bouche, grande entrée) . Il y a aussi, selon les précisions rapportées par Darco à Dwight , une grotte communiquant avec le monde souterrain, pleine de provisions qui, jadis , furent gardées par deux blancs qu’il avait pris pour des albinos.  Ces deux blancs me semblent renvoyer à Simon Lavo et à Roux d’Arbaud dont je  suppose qu’ils s’arrêtèrent à Garove avant de s’installer à Lavongaïe définitivement ou qu’ils y allèrent à la recherche de provisions. Voici comment Jean Guillou, dans Lapérouse… et après, p. 115, évoque  un îlot ainsi appelé et faisant partie des îles Vittu (mais il est possible qu’il y ait erreur d’identification et que ce soit l’actuel N’drove , bien plus près de Lavongaïe). Grâce au bichlamar, Garrygarry a eu tout le temps, pendant le voyage vers Sydney, de  donner à Morrell  et à ses deux secrétaires des renseignements sur le premier  blanc qui était venu  longtemps avant eux, Simon Lavo, et de leur indiquer qu’il était le chirurgien des blancs, en bichlamar takata (de l’anglais doctor). Il leur a parlé aussi des enfants métis. Les blancs sont appelés peruco,  ou pango (nom de la barque armée de pierriers) et alors liés à la mort et à la blancheur : puroco est une graphie américaine à prononcer purotzso et vient certainement de (La) pérouse, cf.  Laborouse, le nom donné au bateau de secours en construction par Makataï à Vanikoro. En Polynésie, il est à noter que les blancs Français se disent  pure, métathèse de (La]peru(se).

2 Darco  est aussi, malgré son nom qui est l’altération de (Roux) d’Arbaud,  un pur papou. Voici sa généalogie.

   Il est issu des deux jumeaux qui décapitèrent Richebecq , dit Pongo, qui harcelait les populations. Ces jumeaux étaient les fils d’une femme autochtone originaire de l’ouest de Nyappa, nommée Pepee, et d’un chef originaire de l’est de cette île. La femme se retira avec son mari sur la montagne qui séparait ces deux régions toujours en guerre entre elles. Mais lorsque Nyappa fut complètement évacuée par sa population à la suite des razzias de « Pongo »,  son mari l’abandonna et elle se réfugia sur un petit  îlot voisin appelé Mundawpa (différent de Mundua aux îles Vittu),   où elle accoucha de jumeaux.   Une contre –émigration eut alors lieu jusqu’à Lavongaïe, débarrassée des « mauvais « blancs. A noter que, de l’ouest de Nyappa , une fumée qui monte de l’îlot Lavongaïe s’aperçoit, ce qui montre la proximité des deux îles. C’est à Lavongaïe que les deux enfants métis furent trouvés par les natifs de Nyappa attirés par  la fumée.

Au cours de son séjour en Amérique, Darco apprend des rudiments d’anglais et communique à New York avec le linguiste Dwight qui veut l’interroger sur sa langue et sur ses coutumes. A bord du voyage de retour sur l’île de Nyappa dont son père Tupi est  le roi, il a de longs entretiens avec Jacobs et Selim Woodworth, désireux tous deux d’apprendre son langage. Il n’est pas sûr que l’île de Bali ou  Nyappa dans  l’archipel Vittu soit identique à cette Nyappa ou plutôt Uneapa (cf .les noms d’Honiara et d’Ounia en Nouvelle-Calédonie)

Lors de son voyage de retour qui l’amène d’abord, selon sa volonté,  à Lavongaïe ,d’où sa mère était  «  originaire », comme celle de Gaudebert et de Richebecq ,Darco, Jacobs et Woodorth,sans le capitaine Morrell  resté à bord,  rencontrent, -une fois et une seule, - les deux jeunes métis devenus roi et reine  de cette île et dont l’une était la fille de Simon Lavo .Au cours des entretiens qui ont suivi cette rencontre surprenante de métis de blancs, , Darco  a dû expliquer le métissage européen de ces jeunes gens comme venant de Lavo. C’est aussi Darco qui parle de Garove et de sa grotte gardée par deux blancs au linguiste  Dwight.

3 Selim Woodworth 

Il est un fils de l’auteur réel des mémoires de Morrell et des mémoires de Reynolds et, à bord,  il tient un journal auquel Fairbank accorde une grande créance, le comparant chaque fois qu’il le peut , avec le texte publié par Jacobs ; il est  en correspondance avec son père resté aux Etats-Unis,à qui il envoie son journal, peut-être parce que celui-ci projetait d’écrire les mémoires de ce voyage également.  Il essaie

d’apprendre  auprès de Garrygarry et de Darco tant le bichlamar que la langue de Nyappa. Ses papiers sont conservés dans sa famille et Fairbank a méticuleusement comparé la version du journal de bord de Woodworth avec la version publiée par Jacobs en 1844. Woodworth est donc un collaborateur important, -avec Dwight,- du livre publié sous le seul nom de Jacobs. Mais des parties du journal manuscrit manquent aujourd’hui, en particulier celles qui concernent la rencontre avec les enfants de Lavo. Jean Guillou et Fairbank ont tous les deux lu « Log of Midshipman S. E. Woodworth, 1838-1839”, dans les Papers of Selim Edwin Woodworth, 1834-1947, Huntington Library, San Marino, Californie.Mais tandis que  James Fairbank déplore cette absence de mention de Lavo qui,pour lui, aurait suffi à  authentifier la lettre de Morrell en 1837 et  le récit de Jacobs de 1844,  Jean Guillou,  à qui Fairbank avait envoyé la photocopie du journal, me laissa entendre qu’il était bien plus dubitatif sur cette apparente  «  absence ».

 Que sont devenues ces pages si intéressantes  racontant le passage de Darco à Lavongaïe , passage qui ne saurait être révoqué en, doute? L’hypothèse la plus probable est que le père de Woodworth, comprenant le parti qu’il pouvait en tirer,   les aurait  mises  de côté.

4 Le linguiste Théodore Dwight : la quatrième et  dernière  source de Jacobs  pour Simon Lavo et la confirmation de la présence de Simon  Lavo avec le nom du blanc dérivé de Lapérouse.  

Théodore Dwight fit paraître en 1834 Things as they are, or notes of a traveller through some of the Middle and Northern states, chez Harper and brothers, p. 184 sqq. , et en  1835 un  « Vocabulary of the language of the Uniappa Islands » dans l’American Annals of Education  5 (septembre), 396-401. Ses Lettres à Gibbs, Vocabulaire et notes, sont à Washington, D. C., rangées sous le nom fautif de Theodore F. Dwight, MS 1078, 1866, National anthropological archives, Smithsonian Institution. Malheureusement ses manuscrits ont été perdus (peut-être groupés avec la partie du journal de Woodworth concernant la rencontre des enfants de Lavo, car Dwight  projetait d’écrire un autre  ouvrage sur Uniappa). C’est un bon linguiste qui a été frappé par le caractère archaïque de cette langue mélano- papoue ; ainsi, mon frère se dit  tindimi , mais ton  frère se dit  taringur,gur est l’adjectif possessif de la seconde personne. On voit que le mot signifiant frère change du tout au tout selon qu’il est employé dans une langue de respect, qui est celle de la personne à qui l’on s’adresse : la seconde personne entraîne des changements lexicaux, à cause de ce que Damourette et Pichon,-je suis adepte de leurs  théories,- appellent le plan allocutoire (interrogation, etc.). La présentation de la zone linguistique de  Uniapa est celle d’un groupe de quatre autres îles que Uneapa ( aujourd’hui Tingwoa): Garuby ou Garove (Ndrove), Raga ( Lavongaïe, ou Riger[Jacobs] ou Naraga [na étant une sorte d’article déterminant], qui désigne un  petit python sacré  arboricole,  Engyralis australis  ,  se lovant en entonnoir pour y recueillir l’eau de pluie et piéger les oiseaux assoiffés, puis par métaphore un îlot avec lagon central ou grande baie profonde) , Mundoapa ,  Badirry (la Nouvelle-Bretagne)... Notons quelques emprunts au malais : carey, désignant la tortue, malapiri , gingembre , du sanskrit smgavera, en forme de corne , par le malais marapiri ,  latin zingiber, grec zingiberi, arabe zangabil, Zanzibar ,  et des mots qui se retrouvent en mélanésien comme vanua, terre,cf. vanua au Vanuatu, gou, chanter, cf .  Cagou, celui qui chante (le matin) ou kema maison (cf. Lifou ‘uma avec des apparentements africains).   

Dwight s’est intéressé aux noms du triangle et à cinq ou six instruments de musique,  liés au monde des morts, en particulier une flûte à trois trous appelée calu importée selon Dwight de Polynésie, que Dwight oppose à la  flûte de Pan  à sept tuyaux appelée  véi et indigène selon lui, comme la flûte nasale.  A propos de cette flûte à trois trous, Dwight cite l’Astrolabe de Lapérouse sans parler de  la Boussole, ce qui est curieux et nous fait penser à Simon Lavo, médecin de

L’Astrolabe.

Ayant lu ce vocabulaire de 200 mots environ  sur Google Books, j’ai relevé plusieurs  emprunts au français datant d’avant 1835 et désignant des animaux importés par les Français : poroco , du français porc; le mot désigne un  porc sans queue , différent des porcs indigènes qu’on trouve  sur les autres îles, et qui a été importé par Lavo et ses compagnons ,comme le  poulet,  toga, du français coq.

Mais le plus intéressant pour nous est le mot signifiant blanc, européen, français, lié à la mort, savoir  puroco (à prononcer purotzso) de (La) pérouse, cf.  Laborouse, le nom donné par Makataï  au bateau de secours en construction à Vanikoro. En Polynésie, il est à noter que les blancs Français se disent les pure, métathèse de (La]peru(se) . Aux îles de Uneapa,on emploie aussi pango ou pongo, qui désigne la barque avec ses pierriers  et même on emprunte le mot désignant les Espagnols de Quiros  à Tanako, savoir papalangui , répandu dans toute la Mélanésie , altéré sous la forme mataluangi. L’igname à chair blanche se dit paroco , la blanche, parce qu’elle  est opposée à l’igname violette . Bien que Dwight ne soit pas explicite, il est tentant de supposer qu’il a dû questionner Darco sur ces blancs importateurs et identifier Lapérouse, l’Astrolabe et Lavo.

 

 

Les quatre enfants métis

Il y eut au moins une métisse (la fille de Simon Lavo) et trois garçons métis : le fils de Roux d’Arbaud devenu Lavoo junior et mari de la fille de Lavo,le fils de Richebecq et celui de Gaudebert , tous deux enfants de sœurs de la mère de Darco, un pur papou.

 

Les raisons de l’évolution de Dumont d’Urville, favorable à Morrell au début, et ses  tentatives pour le  discréditer .

 

Le Bulletin de la Société géographique de Paris avait imprimé, quelques cinq mois après la parution de la traduction en français des voyages de Morrell, un long extrait du 4è voyage de Morrell, sous la signature de Dumont d’Urville de retour du Pacifique ,  sous le titre « Découvertes du capitaine Morrell », 1833, 121, 249-270 et « Observations sur les découvertes du capitaine américain J. Morrell, 1833, 121, 270-277. L’appréciation de Morrell  est alors excellente, même si Dumont fait remarquer que certaines « découvertes » de Morrell ont déjà été décrites par de précédents navigateurs : Dumont note que nombre de ces découvertes sont récentes et peuvent très bien ne pas avoir été signalées sur les cartes marines dont Morrell disposait, si bien que ce dernier peut à bon droit réclamer comme siennes ces terres qu’il pense découvertes par lui et leur donner son nom. Dumont décrit l’Américain comme un homme courageux  et expérimenté. Il lui donne des conseils pour ses prochains voyages : emporter deux montres avec lui pour vérifier la longitude des lieux ; faire des croquis et des cartes succinctes pour aider à l’identification des îles ; relever des listes de mots chez les différents peuples visités, car ce serait important pour ceux qui recherchent l’origine et la parenté des diverses populations océaniques. C’est d’ailleurs ce que Jacobs et Selim Woodworth feront pour Naraga et leurs croquis nous aideront  à identifier cette île à Lavongaïe.

En 1835, dans son Voyage pittoresque autour du monde, on retrouve le même ton très élogieux : Dumont y cite encore  de longs passages de Morrell. Toutefois, il observe que les  descriptions du capitaine américain, même lorsqu ‘elles  cadrent avec ses propres observations, sont parfois entachées de détails extraordinaires qui frisent l’exagération.

 Mais, en 1841, le ton change du tout au tout dans Voyage au pôle sud et dans l’Océanie sur la corvette l’Astrolabe, vol 1 et vol.2. Dans le volume 2, Dumont se fait l’écho de deux  consuls américains qu’il avait rencontrés dans deux ports du Chili et qui affirmaient que Morrell était un menteur. Ils lui dirent aussi apparemment que toute tentative qu’il pourrait faire pour retrouver les enfants de Lavoo serait stupide.

 Le consul du port de Valparaiso était un M. Hobson qui était en même temps le représentant des intérêts des marchands de New York, qui en voulaient beaucoup à Morrell de les avoir ruinés. Dumont d’Urville s‘était adressé à lui pour avoir des nouvelles de Morrell, parce que Dumont « gardait encore en son cœur » la découverte des deux enfants par Morrell. Hobson lui répondit qu’il n’avait pas de nouvelles de lui, mais que ce navigateur avait mauvaise réputation. Le livre de Morrell (ses premiers voyages, seuls publiés alors, où il ne parle pas de Lavo) était un tissu de mensonges , et l’histoire des enfants d’un chirurgien de Lapérouse n’était qu’une fable imaginée par Morrell pour amener le gouvernement français à lui donner le commandement d’un navire .

Au port de Talcahuano, toujours au Chili, Dumont rencontre un autre consul américain, Paul Delano, représentant aussi les intérêts des armateurs ;Delano affirma sans ambages que le récit du voyage de Morrell était mensonger, ce qui ne permettait pas de croire à la prétendue rencontre avec les enfants du chirurgien de Lapérouse.

  Dans le volume I, Dumont continue ses attaques contre Morrell à propos de l’emplacement de  Philippeville , aujourd’hui  Puerto Hambre, « Port Famine », au détroit de Magellan , où se trouvent les ruines de l’implantation des Espagnols de Sarmiento au XVI è siècle, redécouvertes par Morrell. Selon Dumont, rien de ne fut découvert par ses officiers en 1827 qui ressemblât aux ruines décrites par l’Américain : il était impossible que rien n’échappât à leurs investigations nombreuses et étendues. Pourtant, la description que Charles Darwin donna du fort et des ruines de la ville , en décembre 1833, dix ans après  Morrell et  six ans avant Dumont d’Urville, correspond parfaitement à ce que Morrell avait dit: « Les bâtiments, écrit Darwin,  furent commencés dans le plus pur style espagnol et restent une preuve de la puissante main de l’Espagne. » Dumont,  par cette critique, essayait simplement  de discréditer Morrell. Fairbank ajoute que Woolworth , l’auteur réel des voyages de Morrell , avait fait partie d’une joyeuse  bande de New- Yorkais farceurs appelés Knickerbocker et qu’il avait inséré des exagérations sur cette région, qui étaient autant de canulars, ne prévoyant pasque ses descriptions pourraient pousser des missionnaires et des explorateurs à se rendre en ces lieux désolés. Dumont n’a pas perçu le côté humoristique de la chose.

Pourquoi ce changement brutal d’opinion sur Morrell de la part de Dumont d’Urville ,  devenu président de la Société de géographie de Paris ? C’est  qu’il a pris connaissance de  la lettre de Morrell au président  qui l’a précédé à la tête de la Société de géographie de Paris, lettre où il demandait le commandement de l’expédition que Dumont d’Urville devait commander. De plus, la rivalité entre la France de Louis-Philippe et l’Amérique concernant le pôle sud avait amené Louis-Philippe, très familier des voyages de Morrell selon Dumont, à confier à ce dernier l’exploration de l’Antartique. Dumont n’avait rien d’un explorateur polaire, note Fairbank, et il fut horrifié de la requête royale : « j’ai lu, écrit Dumont, les voyages d’où le roi a pris cette idée ; ce ne peut être que les journaux de bord de Weddell ou de Morrell. De ces deux navigateurs, -de simples chasseurs de phoques tous les deux, -l’un, Morrell,  m’était déjà connu comme un inventeur de contes, et la véracité du second a encore besoin d’être prouvée. »Résigné malgré tout à réaliser les intentions du roi, Dumont d’Urville , en ce début de 1837, voyait en Morrell  un rival. De là ses critiques acerbes contre le capitaine américain.

Le secret de Morrell

Quel est le secret du Capitaine ? Selon moi, c’est l’implantation géographique de Narage, l’île des enfants de Simon Lavo, en raison de ses homonymes.   

  Un « détail » (Jean Guillou) : l’identification géographique de Naraga ou Riger avec Lavongaïe .

Il y de nombreuses îles appelées Riger, mot qui signifie serpent et donne Narage, de riger, serpent. Parfois , le serpent visé est un petit python asiatique,  l’engyralis australis, serpent sacré arboricole qui se love en cercle pour recuellir l’eau de pluie et capturer les oiseaux assoiffés dans cet entonnoir. Par métaphore, le mot peut désigner un atoll avec un lac ou une baie au centre, comme à Vanikoro, à Mallikolo, etc. Il faut donc, selon moi, pour identifier les lieux où les survivants ont trouvé refuge, ne pas se fier au nom de Naragé, mais au nom de Lavongaïe, l’île de Lavo et la comparer avec la description de Jacobs qui nous en a fait un dessin page 79 en  précisant que le sommet,   avec un décrochement bien net,  est de 2000 pieds environ, soit 610 mètres.  Le point culminant de Lavongaï  s’élève à  960 mètres, au lieu des 610 mètres attendus d’après Jacobs, mais cela  peut convenir pour une estimation à vue.  J. Guillou n’indique pas  la hauteur du sommet unique de Narage.  Le dessin de Jacobs de l’île  Riger ou Lavongaïe  (ci-dessous à gauche) et la photo de J. Guillou de l’île Narage ci-dessous à droite (page de couverture arrière de Navigateurs d’Eure-et-Loir)  ne coïncident pas du tout.

 

 

        

                                                                                     Crédit photo pour le cliché de droite : cliché Jean Guillou, avec les aimables autorisations de J. Guillou et de  la SAEL (Société archéologique d’Eure-et-Loir)

                                                                                                          

Précisons encore que,  selon Jacobs,  l’île de Riger  est « parfois appelée l’île de Lavo », aujourd’hui  Lavongaïe. A ceci on peut joindre des arguments sur la parlure de l’ île conservée dans  la mélopée reproduite  par Jacobs.

 

   Selon Jacobs, l’île voisine , celle de Darco,  Nyappa, a trois sommets dont le plus haut culmine à 6000 pieds, soit 1829 mètres et il  nous  donne   un croquis de Nyappa (p.88,) ci-dessous,   où l’on aperçoit plusieurs sommets volcaniques  (trois et une colline). A comparer avec le dessin de Selim Woodworth reproduit p. 183 dans Fairbank, op. Cit.

 

                        

 

 Or, à Unea (île correspondante dans l’archipel Vittu à Uneapa selon Jean Guillou), il y aurait bien quatre sommets dont le plus haut culminerait à 1033 pieds ou 300 mètres environ mais  cette  hauteur de 1033 pieds, 300 mètres environ, est six fois moindre  que le sommet de Nyappa selon Jacobs (1829 mètres). De plus,  Unea est à 250 Kms de la Nouvelle-Irlande (Badirry) donc trop loin de Lavongaï.

Tout ceci n’est certes que « détails », me disait Jean Guillou, par rapport au fond du problème : la survivance de Simon Lavo et de ses compagnons sur une île du Nouveau Hanovre.

Selon Dwight, les hautes îles voisines de Uneapa sont Garuby (Garove,l’île de Garrygarry,  aujourd’hui Ndrove selon moi,  près de l’île Manus),  Raga (Naraga, Lavongaïe), Mundoapa, Badirry (Nouvelle-Bretagne selon Fairbank ; mais Nouvelle-Guinée ou Nouvelle-Irlande selon Dwight , Nouvelle-Irlande selon moi.

Le jugement de Fairbank sur Morrel

 « Depuis que Morrel  avait quitté Canton et la Chine, sa chute vertigineuse peut être attribuée à une cascade de désastres où il est parfaitement innocent et d’erreurs de jugement. Et pourtant le même génie cruel qui l’avait poussé à accomplir la tâche apparemment impossible de tisser un réseau social d’échanges  avec les populations de la mer de Bismarck se transforme en calcul malhonnête, chaque fois qu’il est amené à faire face à des  événements malencontreux. »

 Deux arguments de poids : le nom des Français, Paroco, altération de (La)pérouse, prononcez parotso , et l’île de Lavo, Lavongaïe .

Même si Fairbank ne désire pas affirmer la véracité de la lettre de Morrell et du récit de Jacobs (pour ce dernier, à cause de l’absence de la partie du journal de bord de Woodworth qui se rapporte à Lavo), il demeure deux arguments de poids en faveur de la survivance de Simon Lavo, d’abord le nom d’une île méconnue de la mer Bismarck , ensuite les emprunts à la langue française  des  mots désignant le porc , le coq et l’homme  blanc, tiré de (La)pérouse.

 

Poe et Melville

Le sauvage Darco a inspiré deux géants de la  littérature américaine et mondiale, Melville et Poe.

Melville

A Albany, en octobre 1831, au Albany Museum, le Capitaine Morrell fit jouer Darco dans son spectacle de foire sur le cannibale des îles : parmi les visiteurs, se trouvait un garçon de douze ans, très sensible, qui, des années plus tard,  allait faire entrer dans la psychè américaine une version de Darco dans le harponneur de Moby- Dick, Qeequeg. Melville avait acheté l’ouvrage de Morrell et celui de Jacobs  en avril 1847, à Liberty Street , Broadway, à la librairie de Gowan . Queequeg ressemble à Darco  parce qu’il est comme lui fils de roi et héritier du royaume, par la dextérité avec laquelle il envoie son javelot, et par  sa manière de parler , qui est rendue de la même façon par Jacobs et par Melville.    Mais il y aussi quelque chose en lui de Garrygarry. Tous les deux portent un chapeau en poil de castor, tous les deux manifestent le même intérêt ingénu pour la brouette et tous deux attrapent un rhume.

De plus, Melville, dans son premier livre, Typee, qui se passe à Nouka Hiva en Polynésie (typee est à rapprocher du polynésien  toupapaou, revenant, spectre, mort vivant, cf le nom du blanc en Afrique noire toubab  qui nous a donné par l’arabe toubib, sorcier au départ), met en scène un chef des Typee , Mehevi.

C’est un superbe guerrier, comme Darco, avec le même chapeau à plumes provenant de la queue d’oiseaux tropicaux mêlées avec d’autres provenant d’un coq, avec des colliers, avec des boucles d’oreille, avec des tatouages élaborés sur les joues, sur les bras et sur les jambes, avec un javelot joliment ouvragé. « Ce guerrier, écrit Melville, d’après l’excellence de ses proportions physiques, peut à coup sûr être regardé comme l’une  de ces créatures toutes de  noblesse  créées par la Nature et les lignes tracées sur son visage pouvait avoir signalé son haut rang »

 

 Poe

Quant à Edgar Poe et ses Aventures d’Arthur Gordon Pym de Nantucket, cité ici dans l’édition Folio, lorsque, adolescent,  je le lus pour la première fois, je fus frappé par le fait que son traducteur, Baudelaire, parlait des biches -de- mer (p. 231, 241 et surtout, très longuement,  244-247, où Poe copie textuellement le récit de Morrell) , après avoir expressément cité le capitaine Morrell , p.213 notamment. Or, j’avais été habitué, vu les lieux où je vivais dans mon enfance, à entendre parler du trepang, nom chinois de la biche –de- mer, et de ses huit qualités, dont les six premières seules étaient commercialisées : la première ou tetfish, la seconde ou mangaraca selon le nom donné par Darco. Le nom de la biche -de- mer n’a rien à voir avec quelque biche que ce soit. Il vient du portugais et désigne le sexe masculin en raison de la forme de l’animal. Il s’appellerait mieux  la pissa –del- mar ou   bite- de- mer (apparenté au sanskrit pasah, au grec pe(s) os, au  latin pissa. Le bichlamar ou pidgin English (de bichdin) est le nom donné au langage parlé par les pêcheurs indigènes des biches de mer et il est devenu au Vanuatu la langue véhiculaire qui pallie la multiplicité des parlures. On peut aussi rapprocher le nom que se donne emphatiquement Darco en arrivant dans son royaume, Telum -bee- bee et le mystérieux Tekeli-li de Poe. 278

Que le roman se termine avec  le principal personnage,  Pym, entrant dans ce monde de blancheur et de mort dont les insulaires avaient si peur suggère une rencontre avec Darco. Le géant blanc , symbole de la mort, est le spectre qu’a vu  Darco en Morrell.  

« Une foule d’oiseaux gigantesques, d’un blanc livide, s’envolaient incessamment de derrière le singulier voile, et leur cri était le sempiternel tekeli-li ! qu’ils poussaient en s’enfuyant devant nous…Nous nous précipitâmes dans les étreintes de la cataracte, où un gouffre s’entrouvrit, comme pour nous recevoir. Mais voilà qu’en travers de notre route se dressa une silhouette (traduction rectifiée, car Baudelaire a commis un faux sens en  traduisant l’américain «  figure » par « une figure humaine ») voilée de proportions beaucoup plus vastes que celles d’aucun habitant de la terre. Et la couleur de la peau de la silhouette était de la blancheur parfaite de la neige. »

 Poe s’était vu refuser par l’éditeur new yorkais Harper et frères  certains de ses contes géniaux ; il correspondait avec Woodworth père, et savait que celui-ci était l’auteur réel des Voyages de Morrell et de Reynolds qui avait repris l’hypothèse de Symmes sur les trous au pôle. Il aimait les canulars. Il se trouva donc heureux de berner l’éditeur qui lui avait refusé ses contes en lui fournissant, en juillet 1837, son roman « maritime », qui recopiait d’importants passages de Weddel, Morrel et de Reynolds. C’était moins là un travail de parodie ou de plagiat, écrit Fairbank, qu’une œuvre visionnaire géniale  et un sarcasme contre ces éditeurs qui avaient refusé de publier ses formidables histoires extraordinaires et qui avaient préféré éditer un conte maritime qui les tournait eux-mêmes en dérision eux-mêmes. »

 

 

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