D'ALCIDAMAS A
ALEXANDRE DUMAS ET AU GEANT
ADAMASTOR
I
DUMAS : UN
« NOM DE GUERRE » (ALEXANDRE DUMAS lui-même).
Dans Mes
Mémoires (chap.
II), Alexandre Dumas raconte comment son père alla trouver le
marquis Alexandre Davy de La Pailleterie pour lui annoncer « qu'il
venait de prendre une résolution.
-Laquelle?
demanda le marquis.
-Celle
de m'engager.
-Comme
quoi?
-Comme
soldat.
-Où
cela?
-Dans
le premier régiment venu.
-A
merveille! répondit mon grand-père; mais, comme je m'appelle le
marquis de la Pailleterie, comme je suis colonel, commissaire général
d'artillerie, je n'entends pas que vous traîniez mon nom dans les
derniers rangs de l'armée.
-Alors,
vous vous opposez à mon engagement?
-Non;
mais vous vous engagerez sous
un nom de guerre.
-C'est
trop juste, répondit mon père; je m'engagerai sous
le nom de Dumas.
-Soit.
[...] Mon père s'engagea
donc, ainsi que la chose avait été convenue, sous
le nom d'Alexandre Dumas. »
Mais pourquoi parler d'un nom
de guerre à propos
de ce nom de Dumas, si c'était bien le nom de sa mère, pourtant
esclave de Saint-Domingue, achetée par le marquis ? Comment, à
l’époque, un fils naturel aurait-il eu le droit de porter accolés
les deux noms de sa mère et de son père, comme on peut le voir sur
l’acte de son mariage que produit fièrement Dumas dans les
premières pages de ses Mémoires?
Sa sœur Marie-Rose a-t-elle porté le même nom de famille Dumas
? En principe, aucun esclave ne peut, ni porter, ni s'approprier le
nom de famille d'un homme libre. Quel rapport peut-il y avoir entre
le nom de Dumas et Cézette,- une esclave qui n'était même pas
issue d'un provençal appelé Dumas et d'une esclave? Le
généalogiste normand M. Gilles Henry a bien vu qu’il y avait
là une difficulté, pour ne pas dire une impossibilité : selon
lui, dans Les Dumas,
Le secret de Monte Cristo,
avec préface de Didier Decoin, 1999, Cézette faisait partie du
« mas »
du marquis mais ce mot provençal est inutilisé aux colonies et
surprend de la part d’un Normand.
II
QUI ETAIT CETTE CEZETTE?
On retrouve ce prénom à la
Réunion sous la forme Nézette. Le prénom chrétien, Cessette ou
Cézette, est l'altération créole de Zite ou Zita (du bas-latin
diaetaria
ou zetaria,
l‘esclave chargée
de la maison), sainte bien oubliée aujourd'hui, mais à la mode au
XVIIIe siècle
(elle avait été canonisée en 1696), patronne des « gens de maison
» en métropole et des esclaves aux colonies, fille humble et
soumise dont les maximes ne pouvaient que plaire à des maîtres
d'esclaves. Telle celle-ci : «Une servante paresseuse ne doit pas
être appelée pieuse : une personne de notre condition qui affecte
d'être pieuse sans être essentiellement laborieuse n'a qu'une
fausse piété. »
Pouvons-nous, à travers ce
que nous dit Dumas de son père, remonter à cette grand-mère afin
de tenter de savoir qui elle était? Voici le portait qu’il trace
de son père dans ses Mémoires
, évoquant « ce
teint bruni, ces yeux marrons et veloutés, ce
nez droit qui n’appartiennent qu’au mélange des races indienne
[non pas africaine et nègre, mais des survivants indigènes de
Saint-Domingue] et
caucasique
[blanche, par son père]. » On
peut en conclure que le père de Dumas
n’était pas un
mulâtre
au sens propre, autrement dit le fils d’un blanc et d’une
négresse, mais un zambo,
c’est-à-dire le
fils d’un blanc , et d’une Indienne, d‘une autochtone
amérindienne, pour reprendre notre appellation actuelle (en fait,
essentiellement des Taïnos de langue arawak, comme il y en a
d’apparentés, aujourd’hui encore, en Guyane, et qui nous ont
laissé les mots de maïs et de patate). Peu importe que l’
Indienne Cézette ne fût pas elle-même pure de tout métissage,
l’essentiel est que Dumas parle, non pas d’une ascendance
nègre, mais indienne : cette origine amérindienne représentait,
en tout cas à ses yeux, la vérité, telle que son père la lui
avait transmise et telle que lui-même y croyait. Nous reviendrons
sur cette origine en cherchant dans quelle région de l’île on
trouvait encore des descendants des indigénes à l’époque,
lorsque nous aurons apporté une solution au problème que pose le
nom de Dumas.
De
l'esclave Cézette et du maître Alexandre- Antoine Davy de la
Pailleterie, un enfant, né esclave, ne pouvait porter qu'un prénom
choisi par le marquis et non pas un nom de famille, quel que soit
celui-ci, et pas plus Dumas que Davy de La Pailleterie. Or, dans la
famille du marquis cauchois, on recherchait les noms grecs plus ou
moins rares. Par exemple, une Polyxène
de la Pailleterie
fut enfermée sur ordre de son mari en 1703 au Couvent de La Flèche,
avant de s'en évader à la mort de son mari et d' y être
reconduite, à la demande de son père cette fois, par lettre de
cachet du 12 décembre 1716.
D’autre part, un passage du
livre de R. Cornevin Haïti
(Que sais-je? 1982)
est intéressant : « Le concubinage est fréquent et les
affranchissements nombreux chez les enfants de colons blancs qui, ne
pouvant porter le nom de leur père, bénéficient de noms venant de
l’Antiquité (Metellus, Brutus, Télémaque ), ou de prénoms
(Raymond, Hippolyte, Marcellin, Alexandre, Firmin…) »Le
mariage ou la reconnaissance étant interdits, l’affranchissement
officiel étant très onéreux, le marquis régla autrement le sort
de son fils .Faute d’argent, il n’hésita pas à le vendre, sa
tendresse paternelle se limitant à introduire dans le contrat une
clause de réméré,
c’est-à-dire la
possibilité de le racheter.
III
LE PREMIER PSEUDONYME DU FUTUR THOMAS-ALEXANDRE DUMAS : THOMAS
RETORE.
M. Gilles Henry, le
généalogiste normand que nous avons déjà cité plus haut, s'est
spécialisé dans des travaux de généalogie sur la famille Davy de
La Pailleterie en Normandie et sur la famille Dumas. Grâce à lui
(Généalogie
Magazine,
N° 175, octobre 1998), nous avons rencontré un acte de baptême en
date du 5 septembre 1777, à Lisieux, où apparaît, à environ 15
ans et en tant que parrain, le futur Thomas- Alexandre Dumas sous son
premier pseudonyme Thomas
Rétoré avec,
outre sa signature, celle de son père et la mention «
fils NATUREL
de Monsieur le marquis de Lapailleterie, habitant
(c'est-à-dire
résidant dans la colonie et y ayant fait souche) à
St Domingue, de présent demeurant en cette ville ».
Le nom de Rétoré
est la déformation en créole du mot orateur.
Ceci nous livre une piste: quel nom d'orateur grec avait reçu du
marquis lettré le jeune esclave?
Précisément, dans l’œuvre
de Dumas, deux allusions étranges à un orateur grec ont piqué la
curiosité de savants éditeurs.
IV
DEUX ALLUSIONS MYSTERIEUSES A ALCIDAMAS.
1°
Dans son roman Georges
(1843), dont l'action se passe à l'Ile de France (l'île Maurice
aujourd'hui), voici le passage où est dépeint l'esclave Laïza,
originaire d'Anjouan, aux Comores , au chap. VIII :
«
Laïza, comme
Alcidamas, arrêtait
un cheval par les pieds de derrière, et le cheval essayait vainement
de s'échapper de ses mains. Laïza, comme
Milon de Crotone,
prenait un taureau par les cornes et le chargeait sur ses épaules ou
l'abattait à ses
pieds.»
En note, M. Léon- François
Hoffmann nous fait part de ses interrogations:
«
Dans Mes Mémoires,
Dumas évoque à nouveau Alcidamas, à propos de Boudoux, sorte de
braconnier athlétique qu'il avait connu à Villers-Cotterêts.
Boudoux était si fort « qu'il eût pris, comme Alcidamas, un cheval
par les sabots de derrière, et lui eût arraché les sabots »
(XXV). De quel Alcidamas s'agit-il? Sans doute pas du rhéteur né à
Elée vers 420 avant J.-C. Christ, auteur d'un Art
de la Rhétorique cité
par Plutarque et d'un Eloge
de la mort dont
parlent Cicéron et Ménandre. M. Josserand a vérifié que ni Ovide,
ni Stace, ni Quintus de Smyrne ne prêtent cet exploit à leur
Alcidamas. On pourrait ajouter que ni Aristote (Rhét.
I, 13), ni Lucien (Conv.,
12), ne le prêtent au leur non plus. Pindare chante bien un
Alcidamante, lauréat des jeux olympiques (Ném.VI,
10 et 68), mais il n'est pas mentionné qu'il se soit mesuré
à un cheval. Bref,
j'ignore où Dumas a trouvé ce personnage. » Notons
qu’Alcidamas vient du grec
alkè, la force ,
et de damazô,
dompter.
2°
Dans Mes Mémoires
(projet dès 1847),
voici le second passage, annoté par M. Josserand, où Dumas cite
Alcidamas :
«
Boudoux [ … ] eût pris , comme
Alcidamas, un
cheval par les sabots de derrière, et [… ] lui eût arraché les
sabots ; Boudoux […] , comme Samson, eût arraché de leurs gonds
les portes de Gaza et [… ] les eût emportées sur son dos ;
Boudoux [… ] , comme
Milon de Crotone,
eût fait le tour du cirque avec un bœuf sur ses épaules, eût
assommé le bœuf et l’eût mangé le même jour... »
Voici l'annotation de M.
Josserand :
«
Ni Ovide (Métamorphoses,
7, 369), ni Stace (Thébaïde,
6, 740 et 10, 500), ni Quitus de Smyrne (8, 77) ne prêtent cet
exploit à leur Alcidamas... »
V
LA FORCE HERCULEENNE DU PERE.
Alexandre Dumas avait été
étonné par la force de son père : il décrit ses exploits dans Mes
Mémoires et les
prête à un personnage de son roman Les
Louves de Machecoul (1858),
Trigaud .Dans Mes
Mémoires, il écrit
que son père « plus d'une fois, s'amusa, au manège, en passant
sous quelque poutre, à prendre cette poutre entre ses bras, et à
enlever son cheval entre ses jambes.
Je l'ai vu, et je me rappelle cela avec tous les étonnements de
l'enfance, porter deux hommes sur sa jambe pliée, et, avec ces deux
hommes en croupe, traverser la chambre à cloche- pied [...] Je me
rappelle enfin que, sortant un jour du petit château des Fossés, où
nous demeurions, il avait oublié la clef d'une barrière; je me
rappelle l'avoir vu descendre du cabriolet, prendre la barre
transversale, et, à la deuxième ou troisième secousse, faire
éclater la pierre dans laquelle elle était scellée. »
Un
ancien compagnon d'armes de son père lui raconte comment il prenait
plaisir à regarder « un soldat, qui, entre plusieurs tours de
force, s'amusait à introduire son doigt dans le canon d'un fusil de
munition, et le soulevait, non pas à bras, mais à doigt tendu.
Un
homme, enveloppé d'un manteau, se mêla aux assistants et regarda
comme les autres; puis, souriant et jetant son manteau en arrière :
-C'est bien cela, dit-il.
Maintenant, apportez quatre fusils.
On
obéit ; car on avait reconnu le général en chef.
Alors il passa ses quatre
doigts dans les quatre canons, et leva les quatre fusils avec la même
facilité que le soldat en avait levé un seul.
-Tiens, dit-il en les reposant
lentement à terre, quand on se mêle de faire des tours de force,
voilà comment on les fait. »
Dans Les
Louves de Machecoul (2e
partie, chap. VI), voici les tours de force que le romancier prête
au personnage de Trigaud:
«
Et [ Pinguet], introduisant un doigt de chacune de ses mains dans
chacun des canons de fusils, [...] les souleva tous deux à bras
tendus.
-Bah! dit Courte Joie, tandis
que Trigaud regardait, avec un mouvement des lèvres qui pouvait
passer pour un sourire, le tour de force du Limousin; bah !allez-en
donc chercher deux autres!
Effectivement, les deux autres
fusils apportés, Trigaud les enfila tous les quatre aux doigts d'une
seule de ses mains, et les fit monter à la hauteur de son oeil, sans
qu'une contraction de muscles trahît chez lui le moindre effort.
Du
premier coup, Pinguet était distancé au point d'abandonner à tout
jamais la lutte.
Alors, fouillant dans sa
poche, Trigaud en tira un fer à cheval, qu'il ploya en deux aussi
aisément qu'un homme ordinaire eût fait d'une lanière de cuir; »
Ou
bien:
«
Courte-Joie avait ramassé une pierre et l'avait présentée à
Trigaud.
Celui-ci, sans qu'il fût
besoin d'autres instruction, la serra entre ses doigts, rouvrit la
main et montra la pierre réduite en poudre.»
De
même, Alexandre Dumas rappelle dans Mes
Mémoires
comment son père,
à cheval, soulève de terre l'un de ses hommes en grand danger et
l'emporte « dans sa serre comme un épervier fait d'une alouette. »
Pareillement, Trigaud, dans Les
Louves de
Machecoul,
«saisit deux soldats par le ceinturon de leur giberne, les souleva
doucement et les tint pendant quelques secondes à bout de bras, puis
les reposa à terre avec une aisance parfaite.
[...]Il avait invité deux
autres soldats à s'asseoir à califourchon sur les épaules des deux
premiers, et il les avait enlevés tous les quatre avec presque
autant de facilité que lorsqu'ils n'étaient que deux. »
Ainsi, Laïza dans Georges
ou Boudoux dans Mes
Mémoires lorsqu'ils
sont comparés à Alcidamas, sont en réalité comparés, non à
l’orateur grec Alcidamas, mais au père d'Alexandre Dumas: si un
orateur, comme l'était Alcidamas, est rarement un athlète, en
revanche un athlète peut très bien porter le nom d'un orateur,
comme le père de notre auteur.
A
une époque où on lisait et où l'on appréciait tout
particulièrement les
Vies des Hommes Illustres de
Plutarque dans la traduction d'Amyot, un père pouvait choisir comme
prénom pour son fils le nom d'Alcidamas, qui apparaît, dans la
Vie de Démosthène,
comme l'un des maîtres de rhétorique de Démosthène, aux côtés
d'Isocrate et d'Isée, plus connus, en particulier le premier.
D'Alcidamas
abrégé en
Damas(diminutif),
on est passé, par tâtonnements et par jeux phonétiques, à
Adolphe,
puis à Thomas
Rétoré
(l'orateur), puis à
Thomas -Alexandre
Dumas.
VI
ALCIDAMAS ET ADAMASTOR, LE GEANT GARDIEN DE L’ILE DE MONTE-
CRISTO.
Dans Un
mot à propos du Comte de Monte- Cristo (repris
avec des modifications dans le 1er
tome de ses Causeries
en 1860, sous le
titre « Etat- civil de Monte- Cristo » ), Dumas
raconte comment l‘idée du titre de son roman lui est venue à
l‘occasion d‘une chasse sur l‘île de Pianosa, qu’il fit en
1842, en compagnie du fils du roi Jérôme : ils avaient tué une
douzaine de perdrix, lorsqu’ un homme qui s’était offert pour
porter leur gibecière évoqua la perspective d’ une chasse
formidable (des chèvres sauvages en réalité) s’ils allaient sur
une île qu’il leur montrait à l’horizon :
« Et comment s’appelle
cette île bienheureuse?
-Elle s’appelle l’île
de Monte- Cristo.
Ce
fut la première fois et en cette circonstance que le nom de Monte
-Cristo résonna à mon oreille.
[…]Monte - Cristo semblait
sortir du sein de la mer et grandissait comme le
géant Adamastor. »
L’île italienne de Monte-
Cristo, en face d’Aléria, sur la côte orientale de la Corse,
avec ses quelques chèvres étiques et ses quelques pêcheurs comme
seuls habitants permanents, est toute plate, sans la moindre
hauteur. Or, elle se métamorphose soudain aux yeux de Dumas et lui
apparaît « avec un magnifique rocher en pain de sucre qui
s’élevait à deux ou trois cents mètres au- dessus de la mer. »
(!)
Comme le fait remarquer D.
Fernandez, dans son roman Jérémie!
Jérémie! :
«
Mensonge
patent […]. Le « pain de sucre » auquel était comparé
l’îlot italien renvoyait sans conteste aux cultures de cannes qui
avait fait la fortune de Charles [Davy de La Pailleterie, le frère
du grand-père de Dumas]. Le nom [de Monte-
Cristo]
ressortissait à la partie la plus intime du passé de Dumas. Si
intime qu’il n’avait pas voulu la rendre publique. » Pour
être plus précis que cet académicien, Dumas projette sur l’île
méditerranéenne, toute plate en réalité, la montagne de
Montecristi, en République Dominicaine aujourd’hui, dont Moreau de
Saint- Méry écrit en 1797 que c’est un « mont fort haut, de
la forme d’une tente de campagne »
En
effet, avant même d’avoir un invraisemblable prétexte de ne pas
aborder, voilà Dumas frappé d’ inhibition et paralysé devant
le paradis gardé par ce géant du Cap des Tempêtes, ancien nom du
Cap de Bonne espérance au Sud de l‘Afrique: tel est le sens de
cette curieuse allusion à Adamastor, le géant créé par Sidoine
Apollinaire et repris par Camoëns, et surtout le géant dont le nom
évoque un autre géant au non presque semblable, Alcidamas, bâti
sur la même racine grecque (dama-)
qui signifie dompter, écraser. Alcidamas, celui qui dompte par la
force, Adamastor, celui qu’on ne peut dompter, forment dans
l‘inconscient de Dumas un « Alcidamastor» qui le renvoie à
son père. Le géant couleur de terre, à la chevelure fangeuse, aux
lèvres noires et aux dents jaunes dépeint dans Les
Lusiades interdit,
dans l‘épopée portugaise, à Vasco de Gama d’aller plus loin et
de franchir le cap. Ici, Dumas se voit interdire par son surmoi,
symbolisé par le terrible géant, de fouler le sol de l’île et
de révéler les secrets de sa famille, sous peine des plus graves
châtiments.
Prenant le prétexte de ne
pas avoir à affronter la sanction d’une bien étonnante
quarantaine étrangement appelée contumace,
-- punition en
réalité de la transgression qu’il a failli commettre, - Dumas
préfère finalement être justement contumace,
c’est-à-dire ne pas se présenter devant le tribunal de son
surmoi en acceptant de ne pas se rebeller et de ne pas fouler l’île
aux pieds. Il se contentera de la contourner avec son embarcation,
mais il désire, malgré tout, en relever la position géographique.
Le prince Napoléon, peu enthousiaste, ne voit là que du temps
perdu et dit à Dumas:
« Soit; mais à quoi
cela nous servira-t-il?
-A
donner, en mémoire de ce voyage que j’ai eu l’honneur
d’accomplir avec vous, le titre de l’île
de Monte- Cristo à
quelque roman que j’écrirai plus tard. »
Peut-être songe-t-il alors à
un projet de roman d’abord intitule Une
famille corse concernant
une vendetta entre frères, comme, dans une île lointaine, celle de
son grand- père le marquis contre son propre frère plus jeune,
roman qui deviendra Les
frères corses.
Dumas ajoute ces paroles
provocantes : «Et maintenant, libre à chacun de chercher au Comte
de Monte- Cristo
une autre source que celle que j’indique ici ; mais
bien malin celui qui la trouvera. »
Or, le généalogiste normand
dont nous avons déjà parlé, M. Gilles Henry, a découvert, le
premier, une piste haïtienne pour ce nom. Dans Monte-
Cristo ou l’extraordinaire aventure des ancêtres d’Alexandre
Dumas- Biographies,
mémoires, correspondances,
avec préface d’Alain Decaux (Perrin, 1976), il a révélé que la
plantation du frère du marquis, dite du Trou
de Jaquezy, entre
le Cap-Français
et Fort-Dauphin,
se trouvait à environ 24 kilomètres du port franc alors appelé
Monte- Cristo,
aujourd’hui
appelé Montecristi
en République dominicaine : selon M. G. Henry, le nom de Monte-
Cristo renverrait, pour Dumas, par métonymie, à cette propriété
du frère du marquis située à 26 kms, mais nous estimons peu
vraisemblable psychologiquement que Dumas ait choisi ce nom comme
emblème s’il symbolisait son grand-oncle, l’ odieux négrier
dont son grand- père voulait se venger. Selon nous, le marquis
fugitif n’avait pas été bien loin pour mettre une frontière
entre lui et ses poursuivants et trouver un refuge sûr en
territoire étranger, neutre ou espagnol, d’abord dans l’île
de Monte- Cristo située
non loin du port de Monte
Cristo avec ses
trois compagnons, les nègres Rodrigue et Cupidon et une négresse
au doux nom, Catin, puis avec Cézette..
Or, C’est justement en face
de l’île de Monte Cristo, aujourd’hui isla
Cabrita, dans la
sierra de Monte Cristo ainsi
appelée par Christophe Colomb, que l’on trouve les descendants
d’Indiens indigènes. Dans cette partie espagnole de l’île, il
ne s’agit pas de nègres, mais de zambos
, c’est-à-dire des derniers individus d’origine indienne et
autochtone, plus ou moins métissés depuis longtemps avec des nègres
importés de Sierra Leone ou d’ailleurs .Nous lisons, dans Haïti
de R. Cornevin, sur toute cette contrée frontalière, voire
franchement espagnole: «C’est là que se constitua, par métissage
de Noirs et d’Indiennes, le peuple des Zambo.
Claude A.Gautier dans Haïti,
Qui es-tu ? ,
1977[…] écrit à propos de ces éléments qui vivent dans la
région des lacs, à cheval sur la frontière :
« Les
hommes sont rudes, jaloux, râblés, maigres et silencieux, avec de
grands yeux doux et un sourire placide. Les
onégas,
appellation actuelle des filles de type indien des zones
frontalières, sont cuivrées, vermeilles, sveltes, rêveuses et
infatigables à la tâche.
Il y a encore, même de nos jours, un fort mélange d’Indiens et
de nègres dans les hauteurs de Pétionville, de Kenscoff et de
Furcy. Ils ont la figure large, les pommettes saillantes, le
nez fin et le
menton pointu orné d’une barbiche. » On reconnaît dans le
nez fin de
ces Indiens le nez
droit attribué par
Dumas à son père, alors que le nez caractéristique des nègres
est épaté. Cézette a tout de l’onéga
: le marquis a
vendu ses trois compagnons et racheté cette indienne qui lui
plaisait plus que Catin, même si elle coûtait davantage.
Où
,d’ailleurs, le marquis de La Pailleterie pouvait-il chercher
refuge pour échapper aux persécutions de son frère et de
l’autorité française (il avait imité la signature de celui-ci
pour emprunter une grosse somme), lorsque, en 1748, il rompt avec
celui-ci et s’enfuit, -entraînant trois esclaves dont l‘un,
Rodrigue, pouvait lui sevir de guide-, sinon en franchissant une
frontière très contestée et non gardée (le traité des limites
n’aura lieu qu’en 1776) et en allant, d’abord, dans la partie
espagnole de l’île, puis sur l’île de Monte- Cristo d’où il
pouvait trafiquer sans crainte avec le port franc voisin du même
nom, où les Anglais étaient pratiquement les maîtres ? Moreau de
Saint- Méry, dans sa Description
de la partie française de Saint-Domingue,
1797-1798, nous apprend que, pendant la guerre de 1756 entre la
France et l’Espagne, Monte- Cristo devint un
«
port neutre pour le commerce étranger, cause d’un commerce
interlope générateur. Monte-Cristo devint un canal d’abondance
pour les lieux espagnols qui l’avoisinaient. » Monte-
Cristo était
donc une providence pour le marquis en rupture de ban. Pendant
vingt-sept ans, de 1748 jusqu’à décembre 1775, il n’est pas
resté dans un seul endroit et sa réapparition tardive, fortune
faite, à Jérémie,
bien plus éloignée
de la plantation, ne doit pas faire méconnaître les autres lieux
où il s‘est caché entre-temps, savoir ceux de la région de
Monte- Cristo.
Au
passage, le Trou-
Jérémie mérite
une explication: Jérémie
rend hommage à un ancien boucanier de l’île voisine de la
Tortue, Jérémie
Deschamps du Rausset qui,
en 1659, céda ses droits fonciers sur Haïti à la Compagnie des
Indes Occidentales. Quant au curieux mot Trou,
c’est du créole
pour treuil, et c’est l’ancien nom du pressoir à cannes à sucre
: le nom signifie donc le pressoir de Jérémie. Pierre Larousse a
ironisé sur le duc de Trou -Bonbon, les barons du Petit- Trou et du
Sale-Trou (peut-être altération d’un sas
-trou, type ancien de pressoir où le verjus était passé dans un
tamis ou sas), Msgr de La Marmelade, le Comte de La Limonade, tout
comme Victor Hugo a raillé les titres conférés par l’Empereur
Faustin Ier (Les
Châtiments, VII) :
O de Soulouque deux burlesque
cantonade,
O ducs de Trou- Bonbon,
marquis de Cassonade…
C’est donc en territoire
espagnol, dans la sierra de Monte-Cristo,
que le marquis a
acheté Cézette, la belle onéga
d’origine
indienne. Nous voyons sur les carte publiées en 1797 par Moreau de
Saint- Méry un lieu appelé le
Petit Trou dans la
sierra de Monte- Cristi, lieu dont nous ignorons le nom actuel,
aujourd’hui entre Estero Hondo et Punta Rucia, C’est
là, selon nous, au Petit Trou, dans les roches de la sierra de
Monte-Cristi , sur la partie espagnole de Saint-Domingue, et non pas
au Trou-
Jérémie,
que naît en réalité le futur général.
Ce
dernier avait l’obligation de mentir sur son lieu de naissance,
car, pour s’engager dans l’armée, il devait être né sur le
sol français, ce qui n’était pas le cas avec une naissance en
territoire espagnol, surtout avec une mère sujette espagnole:ceci
pouvait lui causer de sérieux ennuis. On voit, dans le livre de G.
Henry, Les Dumas, Le
secret de Monte Cristo,
qu’en juin 1796, à l’Armée des Alpes, Kellermann, hostile à
Dumas, exige avec insistance un acte de naissance que le général
est bien incapable de fournir. Pour se sortir de ce mauvais pas, il
sollicite le témoignage de la veuve du marquis son père ou de
députés de Saint-Domingue qui n’en savent rien. Le juge de paix
de la place Vendôme lui délivre ce certificat : « Le citoyen
Thomas Alexandre Dumas […]
nous a dit être né
à Jérémie, à Saint-Domingue, le 25 mars 1762, fils
naturel du citoyen
Alexandre Antoine Davy de la Pailleterie […] et de Césette Dumas,
mais il lui est impossible de se procurer son acte de
naissance, la commune de Jérémie étant depuis près de trois ans
en possession des Anglais. Cet acte y supplée. »
Monte- Cristo, appellation
française de l’actuel Montecristi
dominicain (la finale ne se prononçant pas), est ainsi, pour Dumas,
le rappel de ce maquis espagnol où son noble grand- père a
résisté aux persécutions de l’autorité, la marque de son
ascendance amérindienne et haïtienne, l’allusion enfin à la
terre natale de sa grand-mère zambo
et de son père
qui a réussi à défier l‘autorité.
Comme La Lettre
volée d’Edgar
Poe, l’évidence masque autre chose. Le nom de Monte- Cristo,
comme celui de Dumas, ainsi que l’écrit Dominique Fernandez dans
Jérémie!
Jérémie! «
liait fortement Dumas à Saint-Domingue, mais par une complicité
secrète, un pacte connu de lui seul, une alliance clandestine.
« Dumas »,
y a-t-il un nom plus français? Il jouait sur l’équivoque. Ses
lecteurs pouvaient le prendre, et le prenaient, pour un Français. […
Il se fondait dans la masse des centaines de Dumas, de Dupont, de
Dubois, de Durand. »
C'est
ainsi que l’esclave zambo, qui n’était même pas né en terre
française, qui était simplement « libre de savane »
puisqu’il ne fut jamais régulièrement affranchi par son père,
celui que la Révolution fera général, aussi bien que son fils
Alexandre Dumas, ont donné à ce qui n’était, pour eux, qu’un
«
nom de guerre », puis un « nom de plume », et qu’une
déformation d’Alcidamas, la plus grande illustration qui fût et
ont tous les deux éclipsé le renom des Davy de La Pailleterie.
C’est la même technique que Dumas utilise à deux reprises dans Le
chevalier d’Harmental,
p.276 et 374, édition Marabout : «Je me suis rendu en
Normandie, où j’ai fait signer la protestation de la noblesse
[révoltée contre le Régent] : je vous apporte trente-huit
signatures, et des meilleures… Vous avez bien fait de mettre
cela : signé
sans distinction ni différence des rangs et des maisons,
afin que personne
n’y puisse trouver à redire .Oui,
cela épargne toute contestation de préséance. Bien.
Guillaume-Alexandre de Vieux-Pont, Pierre-Anne-Marie-
de la Pailleterie [probablement
Pierre, qui épouse en 1694 Suzanne Monginot]
de Beaufremont, de Latour- Dupin, de Châtillon, de Montauban, Louis
de Caumont, Claude de Polignac, Charles de Laval, Antoine de
Chatellux, Armand de Richelieu ». Oui, vous avez raison. Ce
sont les plus beaux
et les meilleurs, comme ce sont les plus fidèles noms de
France. »
Mais
tous ces « misérables petits secrets » que notre auteur
connaissait, il a préféré, comme pour le nom de Monte-
Cristo, les laisser
découvrir, à leur heure, par des admirateurs et biographes curieux.
Paul
Griscelli
Ancien
élève de l'Ecole normale supérieure
Agrégé
des Lettres classiques
Docteur
en littérature française
Cartes
et documents pour ceux qui veulent aller plus loin :
République
dominicaine Saint-Domingue,
Le guide du Routard, 2007.
Moreau
de Saint-Méry, Description
topographique et politique de la partie espagnole de l’isle
Saint-Domingue,
avec des observations générales sur le climat, la population, les
productions,1796.8°, 2 vol.
Moreau
de Saint-Méry, Description
topographique, physique, civile, politique et historique de la partie
française de l’isle Saint-Domingue, avec des observations sur sa
population, sur son climat, sa culture, etc., 1797-1798.
Nouvelle édition, revue et complétée sur le manuscrit, 1958. 3
vol. Reproduction de la carte qui nous intéresse sur la partie
actuellement dominicaine de l’île, p.165, dans Gilles Henry, Les
Dumas, Le secret de Monte Cristo,
où l’on voit notamment Le
Petit Trou dans la
chaîne de Monte-Cristo, l’îlet de Monte-Cristo, le Terrier Rouge
(où se trouvait une plantation des La Pailleterie) etc.
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