lundi 1 décembre 2014

Comment Alexandre Dumas, petit-fils de Césette, pouvait-il s'appeler Dumas?

D'ALCIDAMAS A ALEXANDRE DUMAS ET AU GEANT ADAMASTOR

I DUMAS : UN « NOM DE GUERRE » (ALEXANDRE DUMAS lui-même).
Dans Mes Mémoires (chap. II), Alexandre Dumas raconte comment son père alla trouver le marquis Alexandre Davy de La Pailleterie pour lui annoncer « qu'il venait de prendre une résolution.
-Laquelle? demanda le marquis.
-Celle de m'engager.
-Comme quoi?
-Comme soldat.
-Où cela?
-Dans le premier régiment venu.
-A merveille! répondit mon grand-père; mais, comme je m'appelle le marquis de la Pailleterie, comme je suis colonel, commissaire général d'artillerie, je n'entends pas que vous traîniez mon nom dans les derniers rangs de l'armée.
-Alors, vous vous opposez à mon engagement?
-Non; mais vous vous engagerez sous un nom de guerre.
-C'est trop juste, répondit mon père; je m'engagerai sous le nom de Dumas.
-Soit.
[...] Mon père s'engagea donc, ainsi que la chose avait été convenue, sous le nom d'Alexandre Dumas. »
Mais pourquoi parler d'un nom de guerre à propos de ce nom de Dumas, si c'était bien le nom de sa mère, pourtant esclave de Saint-Domingue, achetée par le marquis ? Comment, à l’époque, un fils naturel aurait-il eu le droit de porter accolés les deux noms de sa mère et de son père, comme on peut le voir sur l’acte de son mariage que produit fièrement Dumas dans les premières pages de ses Mémoires? Sa sœur Marie-Rose a-t-elle porté le même nom de famille Dumas ? En principe, aucun esclave ne peut, ni porter, ni s'approprier le nom de famille d'un homme libre. Quel rapport peut-il y avoir entre le nom de Dumas et Cézette,- une esclave qui n'était même pas issue d'un provençal appelé Dumas et d'une esclave? Le généalogiste normand M. Gilles Henry a bien vu qu’il y avait là une difficulté, pour ne pas dire une impossibilité : selon lui, dans Les Dumas, Le secret de Monte Cristo, avec préface de Didier Decoin, 1999, Cézette faisait partie du « mas » du marquis mais ce mot provençal est inutilisé aux colonies et surprend de la part d’un Normand.

II QUI ETAIT CETTE CEZETTE?
On retrouve ce prénom à la Réunion sous la forme Nézette. Le prénom chrétien, Cessette ou Cézette, est l'altération créole de Zite ou Zita (du bas-latin diaetaria ou zetaria, l‘esclave chargée de la maison), sainte bien oubliée aujourd'hui, mais à la mode au XVIIIe siècle (elle avait été canonisée en 1696), patronne des « gens de maison » en métropole et des esclaves aux colonies, fille humble et soumise dont les maximes ne pouvaient que plaire à des maîtres d'esclaves. Telle celle-ci : «Une servante paresseuse ne doit pas être appelée pieuse : une personne de notre condition qui affecte d'être pieuse sans être essentiellement laborieuse n'a qu'une fausse piété. »
Pouvons-nous, à travers ce que nous dit Dumas de son père, remonter à cette grand-mère afin de tenter de savoir qui elle était? Voici le portait qu’il trace de son père dans ses Mémoires , évoquant « ce teint bruni, ces yeux marrons et veloutés, ce nez droit qui n’appartiennent qu’au mélange des races indienne [non pas africaine et nègre, mais des survivants indigènes de Saint-Domingue] et caucasique [blanche, par son père]. » On peut en conclure que le père de Dumas n’était pas un mulâtre au sens propre, autrement dit le fils d’un blanc et d’une négresse, mais un zambo, c’est-à-dire le fils d’un blanc , et d’une Indienne, d‘une autochtone amérindienne, pour reprendre notre appellation actuelle (en fait, essentiellement des Taïnos de langue arawak, comme il y en a d’apparentés, aujourd’hui encore, en Guyane, et qui nous ont laissé les mots de maïs et de patate). Peu importe que l’ Indienne Cézette ne fût pas elle-même pure de tout métissage, l’essentiel est que Dumas parle, non pas d’une ascendance nègre, mais indienne : cette origine amérindienne représentait, en tout cas à ses yeux, la vérité, telle que son père la lui avait transmise et telle que lui-même y croyait. Nous reviendrons sur cette origine en cherchant dans quelle région de l’île on trouvait encore des descendants des indigénes à l’époque, lorsque nous aurons apporté une solution au problème que pose le nom de Dumas.
De l'esclave Cézette et du maître Alexandre- Antoine Davy de la Pailleterie, un enfant, né esclave, ne pouvait porter qu'un prénom choisi par le marquis et non pas un nom de famille, quel que soit celui-ci, et pas plus Dumas que Davy de La Pailleterie. Or, dans la famille du marquis cauchois, on recherchait les noms grecs plus ou moins rares. Par exemple, une Polyxène de la Pailleterie fut enfermée sur ordre de son mari en 1703 au Couvent de La Flèche, avant de s'en évader à la mort de son mari et d' y être reconduite, à la demande de son père cette fois, par lettre de cachet du 12 décembre 1716.
D’autre part, un passage du livre de R. Cornevin Haïti (Que sais-je? 1982) est intéressant : « Le concubinage est fréquent et les affranchissements nombreux chez les enfants de colons blancs qui, ne pouvant porter le nom de leur père, bénéficient de noms venant de l’Antiquité (Metellus, Brutus, Télémaque ), ou de prénoms (Raymond, Hippolyte, Marcellin, Alexandre, Firmin…) »Le mariage ou la reconnaissance étant interdits, l’affranchissement officiel étant très onéreux, le marquis régla autrement le sort de son fils .Faute d’argent, il n’hésita pas à le vendre, sa tendresse paternelle se limitant à introduire dans le contrat une clause de réméré, c’est-à-dire la possibilité de le racheter.










III LE PREMIER PSEUDONYME DU FUTUR THOMAS-ALEXANDRE DUMAS : THOMAS RETORE.



M. Gilles Henry, le généalogiste normand que nous avons déjà cité plus haut, s'est spécialisé dans des travaux de généalogie sur la famille Davy de La Pailleterie en Normandie et sur la famille Dumas. Grâce à lui (Généalogie Magazine, N° 175, octobre 1998), nous avons rencontré un acte de baptême en date du 5 septembre 1777, à Lisieux, où apparaît, à environ 15 ans et en tant que parrain, le futur Thomas- Alexandre Dumas sous son premier pseudonyme Thomas Rétoré avec, outre sa signature, celle de son père et la mention « fils NATUREL de Monsieur le marquis de Lapailleterie, habitant (c'est-à-dire résidant dans la colonie et y ayant fait souche) à St Domingue, de présent demeurant en cette ville ». Le nom de Rétoré est la déformation en créole du mot orateur. Ceci nous livre une piste: quel nom d'orateur grec avait reçu du marquis lettré le jeune esclave?
Précisément, dans l’œuvre de Dumas, deux allusions étranges à un orateur grec ont piqué la curiosité de savants éditeurs.


IV DEUX ALLUSIONS MYSTERIEUSES A ALCIDAMAS.
1° Dans son roman Georges (1843), dont l'action se passe à l'Ile de France (l'île Maurice aujourd'hui), voici le passage où est dépeint l'esclave Laïza, originaire d'Anjouan, aux Comores , au chap. VIII :
« Laïza, comme Alcidamas, arrêtait un cheval par les pieds de derrière, et le cheval essayait vainement de s'échapper de ses mains. Laïza, comme Milon de Crotone, prenait un taureau par les cornes et le chargeait sur ses épaules ou l'abattait à ses
pieds.»
En note, M. Léon- François Hoffmann nous fait part de ses interrogations:
« Dans Mes Mémoires, Dumas évoque à nouveau Alcidamas, à propos de Boudoux, sorte de braconnier athlétique qu'il avait connu à Villers-Cotterêts. Boudoux était si fort « qu'il eût pris, comme Alcidamas, un cheval par les sabots de derrière, et lui eût arraché les sabots » (XXV). De quel Alcidamas s'agit-il? Sans doute pas du rhéteur né à Elée vers 420 avant J.-C. Christ, auteur d'un Art de la Rhétorique cité par Plutarque et d'un Eloge de la mort dont parlent Cicéron et Ménandre. M. Josserand a vérifié que ni Ovide, ni Stace, ni Quintus de Smyrne ne prêtent cet exploit à leur Alcidamas. On pourrait ajouter que ni Aristote (Rhét. I, 13), ni Lucien (Conv., 12), ne le prêtent au leur non plus. Pindare chante bien un Alcidamante, lauréat des jeux olympiques (Ném.VI, 10 et 68), mais il n'est pas mentionné qu'il se soit mesuré à un cheval. Bref, j'ignore où Dumas a trouvé ce personnage. » Notons qu’Alcidamas vient du grec alkè, la force , et de damazô, dompter.
2° Dans Mes Mémoires (projet dès 1847), voici le second passage, annoté par M. Josserand, où Dumas cite Alcidamas :
«  Boudoux [ … ] eût pris , comme Alcidamas, un cheval par les sabots de derrière, et [… ] lui eût arraché les sabots ; Boudoux […] , comme Samson, eût arraché de leurs gonds les portes de Gaza et [… ] les eût emportées sur son dos ; Boudoux [… ] , comme Milon de Crotone, eût fait le tour du cirque avec un bœuf sur ses épaules, eût assommé le bœuf et l’eût mangé le même jour... »
Voici l'annotation de M. Josserand :
« Ni Ovide (Métamorphoses, 7, 369), ni Stace (Thébaïde, 6, 740 et 10, 500), ni Quitus de Smyrne (8, 77) ne prêtent cet exploit à leur Alcidamas... »
V LA FORCE HERCULEENNE DU PERE.
Alexandre Dumas avait été étonné par la force de son père : il décrit ses exploits dans Mes Mémoires et les prête à un personnage de son roman Les Louves de Machecoul (1858), Trigaud .Dans Mes Mémoires, il écrit que son père « plus d'une fois, s'amusa, au manège, en passant sous quelque poutre, à prendre cette poutre entre ses bras, et à enlever son cheval entre ses jambes. Je l'ai vu, et je me rappelle cela avec tous les étonnements de l'enfance, porter deux hommes sur sa jambe pliée, et, avec ces deux hommes en croupe, traverser la chambre à cloche- pied [...] Je me rappelle enfin que, sortant un jour du petit château des Fossés, où nous demeurions, il avait oublié la clef d'une barrière; je me rappelle l'avoir vu descendre du cabriolet, prendre la barre transversale, et, à la deuxième ou troisième secousse, faire éclater la pierre dans laquelle elle était scellée. »
Un ancien compagnon d'armes de son père lui raconte comment il prenait plaisir à regarder « un soldat, qui, entre plusieurs tours de force, s'amusait à introduire son doigt dans le canon d'un fusil de munition, et le soulevait, non pas à bras, mais à doigt tendu.
Un homme, enveloppé d'un manteau, se mêla aux assistants et regarda comme les autres; puis, souriant et jetant son manteau en arrière :
-C'est bien cela, dit-il. Maintenant, apportez quatre fusils.
On obéit ; car on avait reconnu le général en chef.
Alors il passa ses quatre doigts dans les quatre canons, et leva les quatre fusils avec la même facilité que le soldat en avait levé un seul.
-Tiens, dit-il en les reposant lentement à terre, quand on se mêle de faire des tours de force, voilà comment on les fait. »
Dans Les Louves de Machecoul (2e partie, chap. VI), voici les tours de force que le romancier prête au personnage de Trigaud:
« Et [ Pinguet], introduisant un doigt de chacune de ses mains dans chacun des canons de fusils, [...] les souleva tous deux à bras tendus.
-Bah! dit Courte Joie, tandis que Trigaud regardait, avec un mouvement des lèvres qui pouvait passer pour un sourire, le tour de force du Limousin; bah !allez-en donc chercher deux autres!
Effectivement, les deux autres fusils apportés, Trigaud les enfila tous les quatre aux doigts d'une seule de ses mains, et les fit monter à la hauteur de son oeil, sans qu'une contraction de muscles trahît chez lui le moindre effort.
Du premier coup, Pinguet était distancé au point d'abandonner à tout jamais la lutte.
Alors, fouillant dans sa poche, Trigaud en tira un fer à cheval, qu'il ploya en deux aussi aisément qu'un homme ordinaire eût fait d'une lanière de cuir; »
Ou bien:
« Courte-Joie avait ramassé une pierre et l'avait présentée à Trigaud.
Celui-ci, sans qu'il fût besoin d'autres instruction, la serra entre ses doigts, rouvrit la main et montra la pierre réduite en poudre.»
De même, Alexandre Dumas rappelle dans Mes Mémoires comment son père, à cheval, soulève de terre l'un de ses hommes en grand danger et l'emporte « dans sa serre comme un épervier fait d'une alouette. » Pareillement, Trigaud, dans Les Louves de Machecoul, «saisit deux soldats par le ceinturon de leur giberne, les souleva doucement et les tint pendant quelques secondes à bout de bras, puis les reposa à terre avec une aisance parfaite.
[...]Il avait invité deux autres soldats à s'asseoir à califourchon sur les épaules des deux premiers, et il les avait enlevés tous les quatre avec presque autant de facilité que lorsqu'ils n'étaient que deux. »
Ainsi, Laïza dans Georges ou Boudoux dans Mes Mémoires lorsqu'ils sont comparés à Alcidamas, sont en réalité comparés, non à l’orateur grec Alcidamas, mais au père d'Alexandre Dumas: si un orateur, comme l'était Alcidamas, est rarement un athlète, en revanche un athlète peut très bien porter le nom d'un orateur, comme le père de notre auteur.
A une époque où on lisait et où l'on appréciait tout particulièrement les Vies des Hommes Illustres de Plutarque dans la traduction d'Amyot, un père pouvait choisir comme prénom pour son fils le nom d'Alcidamas, qui apparaît, dans la Vie de Démosthène, comme l'un des maîtres de rhétorique de Démosthène, aux côtés d'Isocrate et d'Isée, plus connus, en particulier le premier.
D'Alcidamas abrégé en Damas(diminutif), on est passé, par tâtonnements et par jeux phonétiques, à Adolphe, puis à Thomas Rétoré (l'orateur), puis à Thomas -Alexandre Dumas.

VI ALCIDAMAS ET ADAMASTOR, LE GEANT GARDIEN DE L’ILE DE MONTE- CRISTO.
Dans Un mot à propos du Comte de Monte- Cristo (repris avec des modifications dans le 1er tome de ses Causeries en 1860, sous le titre «  Etat- civil de Monte- Cristo » ), Dumas raconte comment l‘idée du titre de son roman lui est venue à l‘occasion d‘une chasse sur l‘île de Pianosa, qu’il fit en 1842, en compagnie du fils du roi Jérôme : ils avaient tué une douzaine de perdrix, lorsqu’ un homme qui s’était offert pour porter leur gibecière évoqua la perspective d’ une chasse formidable (des chèvres sauvages en réalité) s’ils allaient sur une île qu’il leur montrait à l’horizon :
« Et comment s’appelle cette île bienheureuse?
-Elle s’appelle l’île de Monte- Cristo.
Ce fut la première fois et en cette circonstance que le nom de Monte -Cristo résonna à mon oreille.
[…]Monte - Cristo semblait sortir du sein de la mer et grandissait comme le géant Adamastor. »
L’île italienne de Monte- Cristo, en face d’Aléria, sur la côte orientale de la Corse, avec ses quelques chèvres étiques et ses quelques pêcheurs comme seuls habitants permanents, est toute plate, sans la moindre hauteur. Or, elle se métamorphose soudain aux yeux de Dumas et lui apparaît « avec un magnifique rocher en pain de sucre qui s’élevait à deux ou trois cents mètres au- dessus de la mer. » (!)
Comme le fait remarquer D. Fernandez, dans son roman Jérémie! Jérémie! :
 «   Mensonge patent […]. Le « pain de sucre » auquel était comparé l’îlot italien renvoyait sans conteste aux cultures de cannes qui avait fait la fortune de Charles [Davy de La Pailleterie, le frère du grand-père de Dumas]. Le nom [de Monte- Cristo] ressortissait à la partie la plus intime du passé de Dumas. Si intime qu’il n’avait pas voulu la rendre publique. » Pour être plus précis que cet académicien, Dumas projette sur l’île méditerranéenne, toute plate en réalité, la montagne de Montecristi, en République Dominicaine aujourd’hui, dont Moreau de Saint- Méry écrit en 1797 que c’est un « mont fort haut, de la forme d’une tente de campagne »
En effet, avant même d’avoir un invraisemblable prétexte de ne pas aborder, voilà Dumas frappé d’ inhibition et paralysé devant le paradis gardé par ce géant du Cap des Tempêtes, ancien nom du Cap de Bonne espérance au Sud de l‘Afrique: tel est le sens de cette curieuse allusion à Adamastor, le géant créé par Sidoine Apollinaire et repris par Camoëns, et surtout le géant dont le nom évoque un autre géant au non presque semblable, Alcidamas, bâti sur la même racine grecque (dama-) qui signifie dompter, écraser. Alcidamas, celui qui dompte par la force, Adamastor, celui qu’on ne peut dompter, forment dans l‘inconscient de Dumas un « Alcidamastor» qui le renvoie à son père. Le géant couleur de terre, à la chevelure fangeuse, aux lèvres noires et aux dents jaunes dépeint dans Les Lusiades interdit, dans l‘épopée portugaise, à Vasco de Gama d’aller plus loin et de franchir le cap. Ici, Dumas se voit interdire par son surmoi, symbolisé par le terrible géant, de fouler le sol de l’île et de révéler les secrets de sa famille, sous peine des plus graves châtiments.
Prenant le prétexte de ne pas avoir à affronter la sanction d’une bien étonnante quarantaine étrangement appelée contumace, -- punition en réalité de la transgression qu’il a failli commettre, - Dumas préfère finalement être justement contumace, c’est-à-dire ne pas se présenter devant le tribunal de son surmoi en acceptant de ne pas se rebeller et de ne pas fouler l’île aux pieds. Il se contentera de la contourner avec son embarcation, mais il désire, malgré tout, en relever la position géographique. Le prince Napoléon, peu enthousiaste, ne voit là que du temps perdu et dit à Dumas:
« Soit; mais à quoi cela nous servira-t-il?
-A donner, en mémoire de ce voyage que j’ai eu l’honneur d’accomplir avec vous, le titre de l’île de Monte- Cristo à quelque roman que j’écrirai plus tard. »
Peut-être songe-t-il alors à un projet de roman d’abord intitule Une famille corse concernant une vendetta entre frères, comme, dans une île lointaine, celle de son grand- père le marquis contre son propre frère plus jeune, roman qui deviendra Les frères corses.
Dumas ajoute ces paroles provocantes : «Et maintenant, libre à chacun de chercher au Comte de Monte- Cristo une autre source que celle que j’indique ici ; mais bien malin celui qui la trouvera. » 
Or, le généalogiste normand dont nous avons déjà parlé, M. Gilles Henry, a découvert, le premier, une piste haïtienne pour ce nom. Dans Monte- Cristo ou l’extraordinaire aventure des ancêtres d’Alexandre Dumas- Biographies, mémoires, correspondances, avec préface d’Alain Decaux (Perrin, 1976), il a révélé que la plantation du frère du marquis, dite du Trou de Jaquezy, entre le Cap-Français et Fort-Dauphin, se trouvait à environ 24 kilomètres du port franc alors appelé Monte- Cristo, aujourd’hui appelé Montecristi en République dominicaine : selon M. G. Henry, le nom de Monte- Cristo renverrait, pour Dumas, par métonymie, à cette propriété du frère du marquis située à 26 kms, mais nous estimons peu vraisemblable psychologiquement que Dumas ait choisi ce nom comme emblème s’il symbolisait son grand-oncle, l’ odieux négrier dont son grand- père voulait se venger. Selon nous, le marquis fugitif n’avait pas été bien loin pour mettre une frontière entre lui et ses poursuivants et trouver un refuge sûr en territoire étranger, neutre ou espagnol, d’abord dans l’île de Monte- Cristo située non loin du port de Monte Cristo avec ses trois compagnons, les nègres Rodrigue et Cupidon et une négresse au doux nom, Catin, puis avec Cézette..
Or, C’est justement en face de l’île de Monte Cristo, aujourd’hui isla Cabrita, dans la sierra de Monte Cristo ainsi appelée par Christophe Colomb, que l’on trouve les descendants d’Indiens indigènes. Dans cette partie espagnole de l’île, il ne s’agit pas de nègres, mais de zambos , c’est-à-dire des derniers individus d’origine indienne et autochtone, plus ou moins métissés depuis longtemps avec des nègres importés de Sierra Leone ou d’ailleurs .Nous lisons, dans Haïti de R. Cornevin, sur toute cette contrée frontalière, voire franchement espagnole: «C’est là que se constitua, par métissage de Noirs et d’Indiennes, le peuple des Zambo. Claude A.Gautier  dans Haïti, Qui es-tu ? , 1977[…] écrit à propos de ces éléments qui vivent dans la région des lacs, à cheval sur la frontière :
« Les hommes sont rudes, jaloux, râblés, maigres et silencieux, avec de grands yeux doux et un sourire placide. Les onégas, appellation actuelle des filles de type indien des zones frontalières, sont cuivrées, vermeilles, sveltes, rêveuses et infatigables à la tâche. Il y a encore, même de nos jours, un fort mélange d’Indiens et de nègres dans les hauteurs de Pétionville, de Kenscoff et de Furcy. Ils ont la figure large, les pommettes saillantes, le nez fin et le menton pointu orné d’une barbiche. » On reconnaît dans le nez fin de ces Indiens le nez droit attribué par Dumas à son père, alors que le nez caractéristique des nègres est épaté. Cézette a tout de l’onéga : le marquis a vendu ses trois compagnons et racheté cette indienne qui lui plaisait plus que Catin, même si elle coûtait davantage.
Où ,d’ailleurs, le marquis de La Pailleterie pouvait-il chercher refuge pour échapper aux persécutions de son frère et de l’autorité française (il avait imité la signature de celui-ci pour emprunter une grosse somme), lorsque, en 1748, il rompt avec celui-ci et s’enfuit, -entraînant trois esclaves dont l‘un, Rodrigue, pouvait lui sevir de guide-, sinon en franchissant une frontière très contestée et non gardée (le traité des limites n’aura lieu qu’en 1776) et en allant, d’abord, dans la partie espagnole de l’île, puis sur l’île de Monte- Cristo d’où il pouvait trafiquer sans crainte avec le port franc voisin du même nom, où les Anglais étaient pratiquement les maîtres ? Moreau de Saint- Méry, dans sa Description de la partie française de Saint-Domingue, 1797-1798, nous apprend que, pendant la guerre de 1756 entre la France et l’Espagne, Monte- Cristo devint un
« port neutre pour le commerce étranger, cause d’un commerce interlope générateur. Monte-Cristo devint un canal d’abondance pour les lieux espagnols qui l’avoisinaient. » Monte- Cristo était donc une providence pour le marquis en rupture de ban. Pendant vingt-sept ans, de 1748 jusqu’à décembre 1775, il n’est pas resté dans un seul endroit et sa réapparition tardive, fortune faite, à Jérémie, bien plus éloignée de la plantation, ne doit pas faire méconnaître les autres lieux où il s‘est caché entre-temps, savoir ceux de la région de Monte- Cristo.
Au passage, le Trou- Jérémie mérite une explication: Jérémie rend hommage à un ancien boucanier de l’île voisine de la Tortue, Jérémie Deschamps du Rausset qui, en 1659, céda ses droits fonciers sur Haïti à la Compagnie des Indes Occidentales. Quant au curieux mot Trou, c’est du créole pour treuil, et c’est l’ancien nom du pressoir à cannes à sucre : le nom signifie donc le pressoir de Jérémie. Pierre Larousse a ironisé sur le duc de Trou -Bonbon, les barons du Petit- Trou et du Sale-Trou (peut-être altération d’un sas -trou, type ancien de pressoir où le verjus était passé dans un tamis ou sas), Msgr de La Marmelade, le Comte de La Limonade, tout comme Victor Hugo a raillé les titres conférés par l’Empereur Faustin Ier (Les Châtiments, VII) :
O de Soulouque deux burlesque cantonade,
O ducs de Trou- Bonbon, marquis de Cassonade…
C’est donc en territoire espagnol, dans la sierra de Monte-Cristo, que le marquis a acheté Cézette, la belle onéga d’origine indienne. Nous voyons sur les carte publiées en 1797 par Moreau de Saint- Méry un lieu appelé le Petit Trou dans la sierra de Monte- Cristi, lieu dont nous ignorons le nom actuel, aujourd’hui entre Estero Hondo et Punta Rucia, C’est là, selon nous, au Petit Trou, dans les roches de la sierra de Monte-Cristi , sur la partie espagnole de Saint-Domingue, et non pas au Trou- Jérémie, que naît en réalité le futur général.
Ce dernier avait l’obligation de mentir sur son lieu de naissance, car, pour s’engager dans l’armée, il devait être né sur le sol français, ce qui n’était pas le cas avec une naissance en territoire espagnol, surtout avec une mère sujette espagnole:ceci pouvait lui causer de sérieux ennuis. On voit, dans le livre de G. Henry, Les Dumas, Le secret de Monte Cristo, qu’en juin 1796, à l’Armée des Alpes, Kellermann, hostile à Dumas, exige avec insistance un acte de naissance que le général est bien incapable de fournir. Pour se sortir de ce mauvais pas, il sollicite le témoignage de la veuve du marquis son père ou de députés de Saint-Domingue qui n’en savent rien. Le juge de paix de la place Vendôme lui délivre ce certificat : «  Le citoyen Thomas Alexandre Dumas […] nous a dit être né à Jérémie, à Saint-Domingue, le 25 mars 1762, fils naturel du citoyen Alexandre Antoine Davy de la Pailleterie […] et de Césette Dumas,  mais il lui est impossible de se procurer son acte de naissance, la commune de Jérémie étant depuis près de trois ans en possession des Anglais. Cet acte y supplée. »
Monte- Cristo, appellation française de l’actuel Montecristi dominicain (la finale ne se prononçant pas), est ainsi, pour Dumas, le rappel de ce maquis espagnol où son noble grand- père a résisté aux persécutions de l’autorité, la marque de son ascendance amérindienne et haïtienne, l’allusion enfin à la terre natale de sa grand-mère zambo et de son père qui a réussi à défier l‘autorité. Comme La Lettre volée d’Edgar Poe, l’évidence masque autre chose. Le nom de Monte- Cristo, comme celui de Dumas, ainsi que l’écrit Dominique Fernandez dans Jérémie! Jérémie! «  liait fortement Dumas à Saint-Domingue, mais par une complicité secrète, un pacte connu de lui seul, une alliance clandestine. « Dumas », y a-t-il un nom plus français? Il jouait sur l’équivoque. Ses lecteurs pouvaient le prendre, et le prenaient, pour un Français. [… Il se fondait dans la masse des centaines de Dumas, de Dupont, de Dubois, de Durand. »
C'est ainsi que l’esclave zambo, qui n’était même pas né en terre française, qui était simplement « libre de savane » puisqu’il ne fut jamais régulièrement affranchi par son père, celui que la Révolution fera général, aussi bien que son fils Alexandre Dumas, ont donné à ce qui n’était, pour eux, qu’un
« nom de guerre », puis un « nom de plume », et qu’une déformation d’Alcidamas, la plus grande illustration qui fût et ont tous les deux éclipsé le renom des Davy de La Pailleterie. C’est la même technique que Dumas utilise à deux reprises dans Le chevalier d’Harmental, p.276 et 374, édition Marabout : «Je me suis rendu en Normandie, où j’ai fait signer la protestation de la noblesse [révoltée contre le Régent] : je vous apporte trente-huit signatures, et des meilleures… Vous avez bien fait de mettre cela : signé sans distinction ni différence des rangs et des maisons, afin que personne n’y puisse trouver à redire .Oui, cela épargne toute contestation de préséance. Bien. Guillaume-Alexandre de Vieux-Pont, Pierre-Anne-Marie- de la Pailleterie [probablement Pierre, qui épouse en 1694 Suzanne Monginot] de Beaufremont, de Latour- Dupin, de Châtillon, de Montauban, Louis de Caumont, Claude de Polignac, Charles de Laval, Antoine de Chatellux, Armand de Richelieu ». Oui, vous avez raison. Ce sont les plus beaux et les meilleurs, comme ce sont les plus fidèles  noms de France. »
Mais tous ces « misérables petits secrets » que notre auteur connaissait, il a préféré, comme pour le nom de Monte- Cristo, les laisser découvrir, à leur heure, par des admirateurs et biographes curieux.
Paul Griscelli
Ancien élève de l'Ecole normale supérieure
Agrégé des Lettres classiques
Docteur en littérature française


Cartes et documents pour ceux qui veulent aller plus loin :
République dominicaine Saint-Domingue, Le guide du Routard, 2007.
Moreau de Saint-Méry, Description topographique et politique de la partie espagnole de l’isle Saint-Domingue, avec des observations générales sur le climat, la population, les productions,1796.8°, 2 vol.

Moreau de Saint-Méry, Description topographique, physique, civile, politique et historique de la partie française de l’isle Saint-Domingue, avec des observations sur sa population, sur son climat, sa culture, etc., 1797-1798. Nouvelle édition, revue et complétée sur le manuscrit, 1958. 3 vol. Reproduction de la carte qui nous intéresse sur la partie actuellement dominicaine de l’île, p.165, dans Gilles Henry, Les Dumas, Le secret de Monte Cristo, où l’on voit notamment Le Petit Trou dans la chaîne de Monte-Cristo, l’îlet de Monte-Cristo, le Terrier Rouge (où se trouvait une plantation des La Pailleterie) etc.

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